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1: L'abbe Raynal et la Colonisation Español

Title Page || 2: La "Grande Encyclopédie" et Lespagne >>


Le premier ouvrage que l'Abbé Guillaume-Thomas Raynal présenta au public fut son Histoire du Stadhouderat depuis son origine jusqu'à présent. Ce petit volume (un in-12 de iv + 114 pp.) parut à la Haye en 1747. Raynal y flattait les sentiments républicains des Hollandais, d'abord pour s'assurer la faveur du public batave - il y réussit à merveille, puisque cette histoire eut quatre éditions en une année1 - et puis, selon Anatole Feugre2, pour s'adapter à la politique française qui était de faire ressortir l'usurpation de Guillaume-Charles-Henri Frison, prince d'Orange, en faveur de qui, le 4 mai 1747, le Stathoudrat avait été rétabli. Raynal pose comme principe que "les Princes d'Orange ont tout rapporté au projet qu'ils avaient formé d'usurper la souveraineté des Provinces-Unies" (p. 7). Raynal était bien capable de soutenir une théorie tout simplement pour gagner la faveur du gouvernement. La flatterie lui était toute naturelle. Dans la dédicace au Marquis de Bxxx, il ne rougit pas de dire: "Si c'étaient des vertus que j'eusse eu à peindre, la chose aurait été plus aisée; j'en aurais trouvé le modèle dans vous", (p. 7). Par politique, Raynal a par conséquent cherché à glorifier les sentiments republicains des Hollandais et à rabaisser le mérite des Princes d'Orange.

Il ne fallait donc pas peindre sous des couleurs trop sombres les ennemis de ces princes, c'est à dire les Espagnols. C'est probablement pour cette raison que, loin de reproduire les lieux-communs de la Légende Noire sur la conduite des Espagnols en Hollande, Raynal adoucit les tons de l'horrible tableau qui se faisait habituellement; par égard aussi pour les Espagnols de son époque, alliés de la France.

Raynal exprime une grande sympathie pour CharlesCharles Quint, dont les malheurs dans la guerre n'amoindrissent pas la valeur:

"S'il manquait quelque chose à ce Prince pour en faire un Conquérant de premier ordre, il avait, ce qui est le plus précieux, tout ce qu'il faut pour faire un grand Roi. Les Historiens ne lui ont pas fait assez d'honneur, ce me semble" (p. 28).

Philippe II est dépeint avec beaucoup moins de sympathie. Il était impossible au 18ème siècle d'en dire du bien. Seulement Raynal ne lui attribue guère que des projets outrés et une froideur inhumaine. Il rejette plutôt sur le Cardinal Granvelle la responsabilité immédiate des horreurs qui se commirent au nom de Philippe3:

"On n'a pas de peine à se persuader qu'un Ministre de ce caractère n'épargna aux Flamands aucune des humiliations qu'on leur destinait. Philippe avait ordonné qu'on les traitât à peu près comme les Indiens, et que leur ruine affermît sa puissance. Granvelle travailla avec succès à les affaiblir. Philippe avait souhaité qu'on fit perdre à la Noblesse l'habitude qu'elle avait formée de se mêler du Gouvernement: Granvelle la dégoûte peu à peu du Conseil. Philippe aspirait à dépouiller les Provinces de leur privilèges, qu'une longue suite de Souverains avait respecté: Granvelle les viola avec audace. Philippe avait résolu d'assujettir ces peuples aux rigueurs de l'inquisition, aux règlements gênants du Concile de Trente, à de nouveaux Evêques nommés par la Cour, qui devaient remplacer les Abbés du pays choisis par leurs inférieurs: Granvelle entama tous ces projets avec une vivacité et une hauteur qui révolta les plus froids et les plus soumis" (p. 42).

D'accord avec la conception romanesque de Schiller, Raynal représente Don Carlos comme chef de la réaction Hollandaise et anti-espagnole. Seulement, tandis que pour Schiller, don Carlos est la personification du libéralisme, pour Raynal il est surtout un pauvre halluciné:

"Le projet qu'on lui avait communiqué, lui parut noble, parce qu'il était extravagant, et il s'y livra; il paya de sa tête le consentement qu'il avait donné à une idée si bizarre" (p. 45).

Au contraire, Raynal fraie une nouvelle voie en idéalisant le terrible duc d'Albe. Il remplit plusieurs pages de ces louanges, et ne parle de sa cruauté que comme une arrière-pensée:

"Quel homme! s'il n'avait terni l'éclat de tant de talents et de vertus par une sévérité outrée, qui dégénérait en barbarie et en cruauté" (pp. 48-49).

Raynal dépeint avec un singulier scepticisme deux des martyrs de l'indépendance Hollandaise, le Prince d'Orange et le comte Horn. Le Prince d'Orange est représenté comme un aigrefin:

"Il était souple et dissimulé, adroit et insinuant, éloquent et fin, d'une ambition extrême et d'une modération feinte" (pp. 37-38).

Le Comte de Horn au contraire était un brouillon:

"Il avait l'esprit faux, turbulent, agité. Il était ennemi de tout repos, du sien par inquiétude, de celui des autres par ambition" (p. 39).

Pour le nouveau Gouverneur Général des Pays-Bas, Don Juan d'Autriche, Raynal compose un panégyrique encore plus exalté que celui du duc d'Albe, puisque cette fois il n'y a pas d'arrière-pensée:

"Il avait du feu et de la douceur dans les yeux: de la finesse et de la pénétration dans l'esprit; de la dignité et de l'agrément dans les manières; de la franchise et de la générosité dans les procédés; de la fidélité et de la constance dans ses amours" etc, etc, (p. 65).

Le successeur de Don Juan, Alexandre Farnse Duc de Parme, est idéalisé presqu'autant, malgré une certaine fourberie Italienne que Raynal lui attribue:

"L'Histoire ne l'accuse pas d'avoir jamais sacrifié les occasions à ses plaisirs, les soldats à sa gloire, le devoir à son ambition: ami de l'ordre, il était dans tous les temps ce qu'il fallait être" (pp. 72-73).

Tout ceci ne veut pas dire que Raynal ait dépeint plus favorablement les Espagnols que les chefs Hollandais. Dans le tableau qu'il nous offre ici, les deux se valent à peu près. C'est-à-dire que, tout en voyant d'un oeil favorable la libération du peuple Hollandais, il inspire beaucoup de sympathie pour ces Espagnols si dignes et si nobles.

Il est assez extrordinaire que dans son Histoire du Parlement d'Angleterre, qui parut en 1748, et qui par conséquent est presque contemporaine de l'Histoire du Stathoudrat, Raynal se montre bien autrement défavorable à l'Espagne, toutes les fois qu'il a l'occasion d'en parler. Qu'on compare, à titre d'exemple, le passage suivant avec ceux que nous avons cités de l'Histoire de Stathoudrat:

"Elizabeth, reine d'Angleterre, que l'admiration universelle a placée au-dessus de la critique, je dirais presque de l'éloge, prenait les rênes d'un Empire agité, dont mille ennemis tous redoutables et tous dangereux avaient médité la ruine: un Philippe second, dont la politique inquiète et profonde savait faire des traîtres dans tous les Conseils des Princes, et susciter des partis dans tous les Etats: un Duc d'Albe, l'appui de son Maître par ses victoires, et le destructeur de la société par ses cruautés: un Duc de Parme, qui joignit aux ruses Italiennes l'avantage du phlegme espagnol."4

On pourrait citer cependant d'un autre côté ce que dit Raynal des Jsuites, à propos de la Conspiration de la Poudre. Il les soupçonne d'y avoir pris part, mais il ne les en admire pas moins:

"Ces pères qui portent humanité, les Arts, la religion dans tout l'univers; qui sont Législateurs dans le Paraguay savants à la Chine, Missionaires dans le Canada et martyrs partout où il faut l'être, furent accusés d'être factieux dans la Grande Bretagne."5

On sait que l'Abbé Raynal, qui étudia chez les Jsuites à Rodez, et qui enseigna dans leurs maisons de Pzenas, de Clermont, et de Toulouse, leur garda toujours une vive gratitude, même après qu'il les eut quittés vers 1747, et les défendit toujours dans ses écrits.6 Cela explique ce passage sur les Jsuites, le seul dans l'Histoire du Parlement qui soit favorable à quelque chose despagnol. Quant à l'hispanophilie générale du livre sur le Stathoudrat, à l'hispanophobie de celui sur le Parlement anglais, il faut chercher dans la politique du temps et dans ses intérêts personnels, la raison pour laquelle l'Abbé Raynal a dit blanc un instant et puis noir l'instant d'après.

L'intérêt de Raynal pour l'Espagne, voire même son hispanophilie, sont encore plus évidents dans ses Anecdotes historiques, militaires, et politiques de l'Europe, depuis l'élévation de CharlesCharles Quint au Thrône de l'Empire, jusqu'au Traité d'Aix la Chapelle en 1748 (à Amsterdam, chez Arkslée et Merkus, 1753, 2 vols. in 8). C'est le premier volume (p. 309) qui nous intéresse. Il est dédié presque exclusivement à l'Espagne, ainsi qu'en témoignent les titres des quatre études qu'il contient: "Charles Quint est élu Empereur le 28 juin 1519", "Guerres Civiles d'Espagne en 1520 et 1521", "Guerre de Navarre en 1521" et, la plus longue de ces quatre études, "Guerres de Charles Quint et de Franois I; depuis 1521 jusqu'en 1544." L'année suivante (1754) Raynal publia chez le même éditeur un Supplément pour servir d'introduction aux anecdotes historiques. Ce "supplément" plutôt épais (p. 512) n'est en réalité une introduction qu'au premier volume, celui qui nous intéresse. Outre de nouvelles études sur les quatre sujets déjà cités, il contient une autre très intéressante, sur "l'Histoire de l'Abdication de l'Empire par Charles Quint en 1556" (pp. 129-218).

La première des cinq études que contient le Supplément (pp. 1-128) intitulée "Histoire de l'élévation de Charles V à l'Empire en 1519," n'est qu'une analyse de la constitution de l'Empire, et ne nous intéresse guère. L'étude équivalente dans les Anecdotes (I, pp. 1-19) est plus près de notre sujet, mais ne contient rien qui vaille la peine d'être cité.

Vient ensuite dans le Supplément "l'Histoire de l'Abdication de l'Empire, par Charles Quint, en 1556." Elle fait pendant à l'étude précédente, et c'est sans doute pour cela que Raynal la place ici au lieu de la placer à la fin du Supplément, où elle devrait se trouver selon l'ordre chronologique. Ce déplacement pourrait être justifié également par la nature générale de cette étude qui, malgré son titre, est en réalité un amas de considérations sur l'Empereur Charles V, depuis sa première jeunesse jusqu'à sa mort. Raynal aborde d'abord le thème classique de Charles V à Yuste:

"Aucune des occupations, ni des pratiques de Religion auxquelles se livra Charles dans sa retraite, ne porta l'empreinte ni d'un grand génie, ni d'une âme élevée. Il se pRomenait, cultivait des fleurs, faisait des expériences de méchanique, assistait aux offices, se donnait la discipline, pratiquait toutes les autres mortifications du cloître, sans jamais mettre à aucune de ces actions, la plupart très ordinaires, ce je ne sais quoi de grand qui justifie et annoblit tout" (pp. 149-150).

Raynal reproduit la légende des obsèques que Charles V aurait fait célébrer la veille de sa mort. Il soutient également que la Cour de Rome fit rendre à Charles mort les honneurs impériaux, pour signifier qu'elle ne reconnaissait pas Ferdinand comme son successeur. Mais d'un autre côté, Raynal rejette comme billevesées d'invention protestante l'idée que Charles V mourut Luthérien, ce qui serait prouvé par le fait qu'il avait choisi comme prédicateur Constantín Ponce, et qu'il mourut entre les bras de Bartolomé Carranza, qui tous deux eurent dans la suite maille à partir avec l'.i.inquisition;. Quant à la médiocrité de Charles V, elle aurait été le produit de son éducation, qui réussit à neutraliser complètement la vivacité singulière dont il avait fait preuve pendant son enfance. Mais cette médiocrité ne fut pas un défaut; au contraire, elle fit de lui un monarque équilibré:

"On démêla que, quoiqu'il n'eût pas une pénétration extraordinaire, il n'employait que des gens habiles, et que son application à étudier ceux qu'il destinait à des places importantes, lui tenait lieu d'une plus grande sagacité"(p. 156).

Cet homme médiocre était dissimulé, faux même, quand il s'agissait d'entreprises sérieuses: "de deux manières également sûres de réussir, celle qui avait un côté mystérieux était préféré ordinairement" (p. 161). Bien qu'il ne fût pas dépensier, ses finances étaient toujours dans le désordre. Il suivait les pratiques religieuses par politique et non pas par hypocrisie. Sa protection des arts n'était pas sincère, comme chez Lon X et chez .i.Franois I;, et n'était inspirée que par la vanité.

Sans respect pour l'homogéneité de cette étude, Raynal s'occupe ensuite de la conquête du .i.Mexique; par .i.Corts;, qui avait, selon lui, une "âme naturellement très élevée" (p. 169). Ce fut seulement par la suite que lui et ses compagnons laissèrent corrompre leur esprit héroïque par "l'espérance de s'enrichir" (p. 171). Raynal sort également de son sujet pour raconter les campagnes d'Afrique de Charles V, campagnes qui rapportèrent peu d'honneur aux Espagnols. Ceux-ci commirent des "traits sans nombre de lubricité, d'avarice, et de cruauté." (p. 179).

Cette étude se termine par une série d'anecdotes sur Charles V, pour la plupart favorables à l'Empereur. Malgré sa médiocrité, il aurait gagné le coeur de tous ses sujets (pp. 190-1), même (et cela le rend unique parmi les rois d'Espagne) des .i.Catalans; (p. 188).

L'étude suivante dans le Supplément est intitulée "Histoire des Guerres Civiles d'Espagne en 1520, 1521, et 1522." Raynal remonte, on peut le dire, au déluge, puisque, pour expliquer les évènements de 1520, il raconte l'histoire de l'Espagne depuis les temps préhistoriques. Adaptant curieusement les idées de .i.Rousseau;, il décrit les Espagnols primitifs comme de bons sauvages qui perdirent bientôt leur vertu, ou au moins, en partie:

"Leurs moeurs d'abord fort simples s'altérèrent par la communication et avec le temps. Avant même que des liaisons de commerce, ou des guerres qu'ils ne surent pas prévenir leur eussent apporté les vices des Nations étrangères, leur caractère était un peu changé: déjà ils gâtaient leur courage par de la présomption, et leur fermeté par de l'orgueil. Ils se dégoûtaient aisément de ce qu'ils possédaient, et montraient pour les possessions des autres un penchant mêlé de jalousie. Leur constance à supporter, à braver même la fatigue, la faim, toutes les incommodités de la vie, était portée jusqu'à l'héroïsme. Comme l'inaction leur paraissait à tous un malheur, et à quelques-uns un crime, ils abrégeaient leurs jours par le fer et par le poison, lorsque l'âge les rendait incapables d'une occupation suivie. L'ennemi avait souvent à se plaindre de leur barbarie: mais l'étranger devait se louer toujours de leur générosité" (pp. 219-220).

Raynal esquisse ensuite les péripéties successives de l'histoire espagnole. Il fait un grand éloge de Pelayo, auquel il reconnaît "un courage à toute épreuve, des moeurs aimables, une fermeté au-dessus de tous les revers, le talent de la parole, une grande réputation de vertu et de capacité" (p. 230). Il s'enthousiasme pour l'oeuvre des Rois Catholiques, surtout pour la découverte et la colonisation du nouveau monde. Il le décrit comme "cet évènement le plus grand peut-être en lui-même, et par les suites, qui ait jamais occupé les hommes" (p. 238). On est tout étonné de voir notre frondeur en germe louer l'oeuvre colonisatrice des Espagnols en Amérique: "Ils y fondèrent l'Empire le plus riche qui ait jamais existé, et l'établirent sur des fondements si solides, qu'il n'a essuyé aucune révolution" (pp. 241-2). Raynal chante ensuite les louanges du Cardinal Ximns, que les philosophes du 18ème siècle idéalisaient, de même que Henri IV en France. Mais ce qui est étonnant, c'est qu'il le considère comme le plus bel exemple d'une belle race:

"Ximenez eut éminemment les moeurs de sa Nation, et remplit dans toute son étendue l'idée qu'on se forme ordinairement du caractère espagnol. Politique sublime, il n'imaginait jamais rien que7 de grand, et les moyens qu'il employait pour réussir, portaient, ainsi que les desseins qu'il formait, l'empreinte de son génie. L'injustice, quelque part qu'elle se trouvât, lui faisait horreur; et son courage à la réprimer égalait sa pénétration à la découvrir...(pp. 258-9)...Sa prudence à tout prévoir, à tout arranger, à rémedier à tout, était presque incroyable: le conseil d'Espagne lui dut en grande partie la réputation dont il a jouï longtemps, d'être le plus éclairé et le plus profond de l'Europe" (p. 260).

Cette race si noble ne méritait pas de se trouver soumise à la tyrannie des Flamands. "Ce joug parut humiliant et dur à une nation fière et généreuse qui n'était pas encore accoutumée à la servitude" (pp. 277-8). Le soulèvement des Comuneros était donc justifié. Et on s'attend à ce que Raynal, imbu des idées de liberté, fasse l'éloge de ce mouvement dont l'échec fut en grande partie cause de l'avènement de la tyrannie en Espagne. Mais point du tout: Raynal ridiculise les révoltés. Antonio de .i.Acua;, évêque de Zamora, "joignait un caractère audacieux et turbulent à des moeurs basses et corrompues" (p. 287). Juan de Padilla était "un homme sans vices et sans vertus" (p. 288), fourvoyé par ses ambitions et par les caprices de sa femme. Les révoltés commirent les fautes les plus grossières. Heureusement Charles put rétablir l'ordre, et montrer ensuite la grandeur de la clémence. Ce long passage semble écrit par un impérialiste fervent.

Dans l'étude correspondante du premier volume des Anecdotes, Raynal exprime le même point de vue. La révolte des Comuneros fut causée par les égarements du peuple:

"C'était dans les dispositions des peuples, et non comme il arrive le plus souvent dans la faiblesse ou la tyrannie du nouveau Roi, que ces troubles avaient pris leur force. La Nation qui venait de perdre un grand homme (Ferdinand le Catholique) trouvait le germe d'un grand homme dans son successeur (Charles V)" (p. 20).

Mais ce qui est étonnant, c'est que Raynal a reproduit dans son Supplément, des phrases, des passages entiers de cette étude. Les passages que nous avons cités sur Ximns, sur .i.Acua;, et sur Padilla sont pris tels quels des Anecdotes (pp. 23, 29, 30). C'est dire la façon incroyablement peu soignée dont Raynal bâchait ses oeuvres.

Les deux études sur "La Guerre de Navarre en 1521" ne contiennent rien d'important pour nous. Raynal exprime une certain admiration pour la politique de Ferdinand le Catholique, toute machiavélique et peu scrupuleuse qu'elle fût, et un mépris complet pour Jean d'Albret:

"Ses sentiments étaient bas, ses manières indécentes, ses plaisirs grossiers, ses familiarités choquantes; tout, jusqu'à ses bienfaits, annonçait un caractère rampant et méprisable"(p. 46).

Les deux longues études sur "Les Guerres de Charles Quint et de Franois I, depuis 1521 jusqu'en 1544" ne contiennent guère qu'une analyse détaillée et ennuyeuse des campagnes militaires en Italie. Le sentiment y a très peu de place, et la note patriotique ou anti-espagnole ne se laisse guère entendre. On peut cependant citer la description donnée, dans les Anecdotes, du sac de Rome, où selon Raynal, les Espagnols ont fait preuve d'une brutalité incroyable. Les troupes impériales se jetèrent sur les Romains, en criant pour s'exciter au carnage: "'Carne, carne, sangre, sangre, sierra, sierra, Bourbon, Bourbon.' Rome ne fut pas seulement quelques jours en proie à l'avarice, à la brutalité, à la barbarie du Vainqueur, comme le sont ordinairement les villes emportées d'assaut. Ces horreurs durèrent deux mois entiers. Palais, monastères, églises, tombeaux, tout fut souillé et dégradé. On massacrait le citoyen pauvre, parce qu'il n'avait rien à donner, et on mettait le riche à la torture pour le forcer à donner tout ce qu'il avait...Les Espagnols forçaient les Romains les plus distingués par leur rang et par leur naissance à être les témoins du déshonneur de leurs femmes. La Capitale du monde Chrétien avait été saccagée cinq fois, et n'avait vu que la moindre partie des forfaits dont elle était alors la victime" (pp. 175-6).

Le second volume des Anecdotes où se trouve l'étude célèbre sur "l'Histoire du Divorce de Henri VIII, Roi d'Angleterre, et de Catherine d'Aragon"8, ne contient rien qui nous intéresse. Raynal avait l'intention, ainsi que l'indique le titre complet des Anecdotes - l'emploi de ce mot n'est qu'une concession au goût frivole de l'époque - d'écrire une histoire de l'Europe depuis l'élévation de Charles Quint au thrône de l'Empire, jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle en 1748. Raynal renonça à ce projet après avoir écrit les deux premiers tomes et le Supplément. Grimm en fit de grandes louanges. Il déclare y avoir trouvé "beaucoup de clarté, beuacoup de sagesse, et beaucoup d'amour pour la vérité".9 Grimm exagère. Nous avons vu qu'il n'y a dans les Anecdotes aucune unité, aucun principe directeur, aucune homogéneité d'interprétation. Raynal bâche ses études comme n'importe quel faiseur de livres; il remonte au déluge, il saute en avant, il revient en arrière, et il reproduit tels quels, dans son Supplément, beaucoup de passages des Anecdotes. Quant à l'Espagne, il n'a envers elle aucune attitude nette; mais cela vaut peut-être mieux que des jugements a priori. Tous ces défauts se retrouvent dans les histoires de guerre, dont les trois volumineux manuscrits autographes, conservés à la Bibliothèque Nationale de Paris, ont été décrits par Feugre (pp. 51 ss.) comme dans l'Ecole militaire qui vit le jour en 1762. Mais ces ouvrages ne nous intéressent pas, car l'Espagne n'y apparaît guère.

Le chef d'oeuvre, ou plutôt le magnum opus de l'abbé Raynal, c'est à dire son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes, parut d'abord à l'étranger, et plus précisément à Amsterdam, en 1770. Il semble qu'une autre édition soit parue à .i.Genève; dans la même année, et peut-être même une troisième à Nantes. La question est extrêmement compliquée (Voir Feugre, Bibliographie Critique de l'Abbé Raynal, pp. 15 ss.). Cette première édition fut réimprimée deux fois en 1772 et deux fois en 1773. Elle pénétra en petit nombre en France en 1772, et comme elle était publiée sans nom d'auteur, elle fut attribuée à divers Encyclopdistes: Duclos, Diderot, d'Alembert, etc. On sut bientôt qu'elle était de Raynal.10 Le 19 décembre de cette même année, 1772, le Conseil du Roi condamnait l'Histoire philosophique; la seule conséquence fut de donner à l'oeuvre de Raynal un succès de scandale.11 Une seconde édition, encore plus hardie, parut en 1774; il y en eut cinq impressions, dont quatre parurent à la Haye, chez Gosse Fils en 1774, et une à .i.Genève; en 1775. Les contemporains s'étonnèrent de la liberté avec laquelle circulait ce livre si iconoclaste; selon Jean François de La Harpe, on avait graissé la patte aux fonctionnaires compétents.12 Mais le clergé n'eut pas la même complaisance; le 29 août, 1774, l'Histoire des Indes était mise à l'Index.13 Jean Frron applaudit chaleureusement à cette condamnation. 14 Il va sans dire que Voltaire prit le parti contraire. Il protesta contre:

"...la persécution qu'on suscite à M. l'Abbé Raynal. On dit, ajoute Voltaire, qu'il a été obligé de disparaître. Heureusement son livre ne disparaîtra pas. Est-il vrai qu'on en veut à ce livre et à la personne de l'auteur? Les jansénistes et les pharisiens se sont réunis et fuerent amici ex illa hora. Il n'y aura donc plus moyen chez les Welches de penser honnêtement sans être exposé à la fureur des barbares!"15

Mais le clergé n'obtint pas du gouvernement la brûlure officielle et symbolique du livre. Raynal ne se laissa pas décourager. Il se mit à préparer une troisième édition, encore plus virulente que les deux premières. Elle dut beaucoup à la collaboration de Diderot, qui avait déjà aidé Raynal dans la préparation de la seconde édition.16 Elle parut à .i.Genève;, chez Jean Lonard Pellet, en 1780. Raynal alla surveiller l'impression. Il profita de ce voyage pour prendre part aux affaires de Lyon et de .i.Genève;. Il commençait déjà à jouir de cette renommée comparable à l'apothéose de Voltaire. La première impression de cette troisième édition comprenait cinq volumes in 4, dont quatre de texte et un de cartes. Cest de cette impression que nous nous servirons dans lanalyse de loeuvre. Il y eut en tout vingt impressions de cette troisième édition, dont dix parurent nominalement à .i.Genève; en 1780 et 1781; la vingtième vit le jour à Paris en 1798.17 On voit que lédition eut un succès foudroyant dès son apparution. Les autorités se déCidèrent enfin à agir. Le 29 mai, 1781, les dix volumes in 8 de la seconde impression "genevoise" de 1780 furent lacérés et brûlés:

"...par l'Exécuteur de la Haute-Justice, au pied de l'escalier de Saint-Barthélemy, attendu la destruction du grand escalier du Palais, en présence de moi, Dagobert Etienne Ysabeau, l'un des Greffiers de la Grand' Chambre, assisté de deux huissiers de la Cour."18

La Faculté de Théologie de son côté déCida le 16 juin de publier une "Censure" du livre de Raynal; elle ne devait traiter que de quelques propositions, d'une hétérodoxie fort grave, ce qui ne l'empêche pas d'avoir au total cinq cent quatorze bonnes pages.19 Raynal riposta en fondant des prix de vertu, et en prenant part à la vie publique en Suisse, en Allemagne, et en Angleterre. La troisième édition de l'Histoire des Indes s'imprimait et circulait même plus qu'avant sa condamnation. Il en parut même une cinquantaine de contrefaçons.20 Le nom de Raynal était aussi connu que ceux de Voltaire, de Montesquieu, et de Rousseau. Après 1789, il fut considéré comme un des pères de la Révolution. Mais il déçut les révolutionnaires en protestant contre les excès qui se commettaient au nom de la philosophie. La vénération dont il était entouré ne sufft pas à le sauver des injures. Il fallut que Robespierre implorât la pitié pour un grand homme dont l'âge expliquait et excusait les faiblesses. Raynal mourut en 1796. Nous ne parlerons point de la quatrième édition postume de son Histoire des Indes, qui parut en 1820.

On voit que, à l'époque qui nous intéresse, c'est à dire de 1770 jusqu'à la Révolution, le nom de Raynal était sur toutes les bouches. C'est donc un personnage de toute première importance pour nous, car l'Espagne joue un rôle capital dans L'Histoire des Indes. Chose curieuse, parmi les nombreux extraits de l'Histoire des Indes qui virent le jour, et dont le plus connu est la Révolution de l'Amérique, il n'y en a aucun qui contienne les passages de l'Histoire des Indes ayant rapport à l'Espagne, bien qu'ils soient longs et nombreux. Ce fut peut-être parce que l'Espagne et le Portugal occupent à peu près un tiers de l'ouvrage total (le volume deux tout entier), qu'on ne pensa pas à publier ces passages à part. Ce fut pour faire ressortir la partie espagnole, qu'il modifia d'ailleurs, que Eduardo Malo de Luque, duc d'Almodovar, abrégea l'ouvrage de Raynal dans la traduction espagnole qu'il en fit, et qui parut à Madrid, en 3 vols. in 4, chez le célèbre imprimeur Sancha, en 1784-6, quand l'affaire Masson battait son plein.

L'importance de l'Histoire des Indes vient en grand partie de ce que ce n'est pas un ouvrage personnel de Raynal, mais plutôt un manifeste du corps des philosophes. D'un côté, Raynal, qu'il faudrait peut-être nommer "éditeur" et non pas "auteur" de l'Histoire des Indes, y a reproduit, sans avouer sa dette, des pages entières d'autres écrivains. Anacharsis Clootz raconte que son oncle, de Paw, s'étonna en voyant la façon éhontée dont Raynal avait pillé ses Recherches sur les Américains.21 Il est vrai que Raynal modifie tous ces passages empruntés pour faire un texte suivi. D'un autre côté, Raynal n'a pas écrit seul son livre. Il a eu une foule de collaborateurs, entre autres Antoine Lonard Thomas, Jean-François de Saint-Lambert, Jean-Antoine Hippolyte Guibert, le Baron Knyphausen, le Baron d'Holbach, Joseph-Louis Lagrange, Jacques-André Naigeon, lAbbé Pestre, Alexandre Deleyre et Denis Diderot. Ces deux derniers surtout accomplirent une tâche énorme.22 Presque tous les philosophes qui ne participaient pas personellement à la préparation de l' Histoire des Indes en chantaient les louanges et cherchaient à créer dans le public une opinion favorable à l'ouvrage. Le cas le plus notable était, nous l'avons vu, celui de Voltaire. On considérait que la clique de l'Histoire des Indes était encore la clique de l'Encyclopédie. Ce n'est pas en vain que dans le portrait de Raynal qui se trouve en tête du premier volume de la troisième édition, le fond est occupé par trois gros volumes de "l'Enciclopédie" (sic).

Dans l'édition genevoise de 1780, en cinq volumes, de l'Histoire Philosophique et Politique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les deux Indes, le premier volume est dédié aux Indes Orientales, et les volumes deux, trois, et quatre aus Indes OcCidentales (le dernier volume est un recueil de cartes géographiques). Le numérotage des livres est continu à travers les quatre volumes de texte; il y en a en tout dix-neuf.

Le premier livre traite des "Découvertes, guerres et conquêtes des Portugais dans les Indes Orientales." C'est relever comme de juste le rôle de pionniers qu'ont joué les Portugais dans la découverte des Indes Orientales.

Après une longue introduction faite de lieux communs, Raynal raconte la découverte de Madre par les Portugais, première étape sur la route du Cap. Il chante la beauté de cette île, reste peut-être de l'ancienne Atlantide.

Vinrent ensuite les expéditions Portugaises dans la Guine. Tandis que Raynal admire l'héroïsme des Portugais dans leurs exploits postérieurs, il considère les conquérants de la Guine comme des barbares:

"Les premières expéditions des Portugais dans la Guine ne furent que des pirateries. Ces hardis et féroces navigateurs, couverts de fer, armés de la foudre, arrachaient à des peuples étonnés, divisés et lâches, ce que la nature ou le hasard leur avaient donné. Les brigandages, poussés à ce monstrueux excès, eurent un terme; et ce fut lorsqu'on put s'entendre. Alors le commerce prit la place de la violence; et il se fit quelques échanges, mais rarement fondés sur une liberté entière et sur une justice exacte. Enfin, la Cour de Lisbonne crut qu'il convenait à ses intérêts ou à sa gloire d'assujettir à sa domination les parties de cette vaste contrée qu'on croyait les plus fertiles, ou dont la position était la plus heureuse; et l'exécution de ce projet, plus brilliant peut-être que sage, n'éprouva que peu de contradictions. Pour donner de la stabilité à ces conquêtes, on crut devoir multiplier les forteresses, répandre la religion de l'Europe, et perpétuer les naturels du pays dans leur ignorance." (p. 27).

Raynal ne mentionne qu'en passant la conquête du Cap de Bonne Esprance, et il raconte fort brièvement les exploits de Vasco de Gama et d'Alvarès Cabral au Malabar. Il s'arrête plus volontiers sur Alphonse dAlbuquerque, qu'il considère comme un homme vraiment supérieur, et qui aurait donné un regain de prospérité au pays, dont profita aussi le Portugal, en s'établissant à Goa et en en faisant le centre du Malabar. Plus héroïques encore furent les exploits de Tristan d'Acunha dans la Mer Rouge. L'auteur de ce livre hait la tyrannie turque au point de considérer les victoires Portugaises comme une sauVegarde de la liberté européenne:

"Sans la découverte de Vasco de Gama, le flambeau de la liberté s'éteignait de nouveau, et peut-être pour toujours. Les Turcs allaient remplacer ces nations féroces, qui, des extrémités de la terre, étaient venus remplacer les Romains, pour devenir, comme eux, le fléau du genre humain; et à nos barbares institutions, aurait succédé un joug plus pesant encore. Cet évènement était inévitable, si les farouches vainqueurs de l'Egypte n'eussent été repoussés par les Portugais dans les différentes expéditions qu'ils tentèrent dans l'Inde. Les richesses de l'Asie leur assuraient celles de l'Europe" (pp. 81-2).

L'auteur qui parle ainsi des "barbares institutions" de l'Europe idéalise la chevalerie quelques pages plus loin. Ceci indique un peu la confusion qui règne dans ce vaste ouvrage quelque peu hétérogène. La conquête de la ville charmante d'Ormuz, à l'entrée du Golfe Persique, est considérée comme le sort inévitable d'un peuple corrompu, aux mains d'une armée hardie, voire féroce. Une idée semblable, également typique de l'époque, est exposée dans la description de la conquête du Ceylan. Les Bédas, établis dans la partie septentrionale de l'île, sont dépeints comme des sauvages vertueux, tandis que les Chingulais, dans la partie méridionale, sont considérés comme un peuple raffiné et corrompu. Les Portugais conquirent ensuite Malacca, dont les habitants auraient été, selon le grand principe de Rousseau, corrompus par la société:

"La nature avait tout fait pour les Malais; mais la société avait tout fait contre eux. Le gouvernement le plus dur avait formé le peuple le plus atroce dans le plus heureux pays du monde...Cet état de guerre et d'oppression avait mis la férocité dans tous les coeurs. Les bienfaits de la terre et du ciel, versés à Malaca, n'y avaient fait que des ingrats et des malheureux" (p. 89).

La dernière étape des conquêtes Portugaises fut l'occupation des Molluques.

Cette description de l'épopée lusiade termine avec un nouvel éloge d'Albuquerque:

"Tranquillle, après ses nouveaux succès, dans le centre de ses conquêtes, il réprima la licence des Portugais; il rétablit l'ordre dans toutes les colonies; il affermit la discipline militaire, et se montra actif, prévoyant, sage, juste, humain, désintéressé. L'idée de ses vertus avait fait une impression si profonde sur l'esprit des Indiens, que, longtemps après sa mort, ils allaient à son tombeau, pour lui demander justice des vexations de ses successeurs. Il mourut à Goa en 1515, sans richesses, et dans la disgrace d'Emmanuel, auquel on l'avait rendu suspect" (p. 96).

Il est clair que toute cette narration des conquêtes Portugaises est faite avec beaucoup d'admiration. Les exploits de ces navigateurs furent vraiment épiques. Les peuples qu'ils soumirent ne méritaient que la soumission. Ce fut grâce aux Portugais enfin que la prédominance, l'indépendence, l'existence même de l'Europe furent sauVegardées et assurées.

Si le peuple Portugais s'est distingué de cette façon, c'est, dit Raynal, grâce à l'institution de la chevalerie qui n'est rien moins que "barbare". Cette institution est venue de la France; Raynal, on le voit, a quelques rapports avec l'école de la Curne de Sainte-Pelaye:

"Il y avait près d'un siècle qu'ils (les Portugais) combattaient contre les Maures lorsque le comte Henri, de la maison de Bourgogne, débarqua en Portugal avec plusieurs chevaliers français, dans le dessein d'aller faire la guerre en Castille sous le célèbre Cid, dont la réputation les avait attirés. Les Portugais les invitèrent à les seconder contre les infidèles; les chevaliers y consentirent, et la plupart même s'établirent en Portugal. L'institution de la chevalerie, une de celles qui ont le plus élevé la nature humaine; cet amour de la gloire substitué à celui de la patrie; cet esprit épuré de la lie des siècles barbares, né des vices même du gouvernement féodal pour en réparer ou tempérer les maux: la chevalerie reparut alors sur les bords du Tage, avec tout l'éclat qu'elle avait eu dans sa naissance en France et en Angleterre. Les rois cherchèrent à la conserver, à l'étendre, par l'établissement de plusieurs ordres formés sur le modèle des anciens, et dont l'esprit était le même; c'est à dire un mélange d'héroïsme, de galanterie, et de dévotion" (pp. 96-7).

Une autre source de la grandeur Portugaise était l'élément démocratique et parlementaire qu'il y avait dans la monarchie de cette nation.

L'héroïsme incroyable des Portugais fut excité par une passion moins noble, c'est à dire la cupidité, qui, après avoir produit cet élan magnifique, amena la corruption morale des colons:

"Dès qu'il fut question de tenter des conquêtes en Afrique et en Asie, une passion nouvelle s'unit à tous les ressorts dont nous venons de parler, pour ajouter encore de la force au génie des Portugais. Cette passion, qui devait d'abord exalter toutes les autres, mais anéantir bientôt leur principe généreux, fut la cupidité. Ils partirent en foule pour aller s'enrichir, servir l'état, et faire des conversions. Ils parurent dans l'Inde plus que des hommes, jusqu'à la mort d'Albuquerque. Alors les richesses, qui était l'objet et le fruit de leurs conquêtes, corrompirent tout. Les passions nobles firent place au luxe et aux jouissances, qui ne manquent jamais d'énerver les forces du corps et les vertus de l'âme" (p. 98).

Cette décadence fut accentuée par l'arrivée de Philippe II au trône du Portugal, qui cessa d'être le symbole de l'indépendance Portugaise. Les Portugais établis aux Indes perdirent de cette façon leur dévouement à la patrie, et se plongèrent plus encore dans le vice.

A propos du voyage en Chine de Ferdinand d'Andrade, Raynal s'embarque (pp. 98-130) dans une très longue discussion sur cette nation, qui pour quelques philosophes était le pays de leurs rêves, et, pour d'autres, un peuple misérable vivant sous une tyrannie infâme. Après cette discussion assez équitable, on est tout étonné d'entendre Raynal, qui jusqu'à présent avait parlé avec enthousiasme de l'épopée des Portugais, déblatérer contre ces conquérants. Lui même reconnaît la contradiction dans laquelle il tombe:

"On doit mettre une grande différence entre le héros qui teint la terre de son sang pour la défense de sa patrie, et des brigands intrépides qui trouvent la mort sur un sol étranger, ou qui la font souffrir à ses innocents et malheureux habitants. Sers ou meurs, disaient insolemment les Portugais à chaque peuple qui se trouvait sur leurs pas rapides et ensanglantés. Il est doux d'entrevoir la chute de cette tyrannie. Il est consolant d'espérer la châtiment des trahisons, des meurtres, des cruautés qui la précèdent ou qui la suivent. Loin de m'affliger de la décadence de ces farouches conquérants, c'est de la sage politique de Juan de Castro que je m'affligerais, parce qu'elle semble pRomettre la renaissance de ce que le vulgaire appelle l'héroïsme des Portugais, et que peut-être moi-même, entraîné par l'habitude, je n'ai pas traité avec l'indignation que je ressentais. Si cela m'est arrivé, j'en demande pardon à Dieu; j'en demande pardon aux hommes" (pp. 138-9).

Non content de cette rétraction formelle, Raynal ajoute une tirade devenue très célèbre, et qui est intéressante comme exemple de l'indignation assez fictive et naïve que les philosophes ressentaient envers la colonisation:

"Barbares Européens! l'éclat de vos entreprises ne m'en a point imposé. Leur succès ne m'en a point dérobé l'injustice. Je me suis souvent embarqué par la pensée sur les vaisseaux qui vous portaient dans ces contrées lointaines: mais, descendu à terre avec vous, et devenu témoin de vos forfaits, je me suis séparé de vous; j'ai baigné mes mains dans votre sang. J'en fais ici la protestation solennelle, et si je cesse un moment de vous voir comme des nuées de vautours affamés et cruels, avec aussi peu de morale et de conscience que ces oiseaux de proie; puisse mon ouvrage; puisse ma mémoire, s'il m'est permis d'espérer d'en laisser une après moi, tomber dans le dernier mépris, être un objet d'exécration!" (p. 139).

Comment expliquer la contradiction fondamentale qu'il y a dans le premier livre de l'Histoire des Indes? Il faut d'abord y voir une ruse d'auteur. Raynal a voulu, comme tant d'autres écrivains du 18ème siècle, instruire en amusant. Il a voulu d'abord attirer les lecteurs en leur racontant des exploits héroïques; il faut admettre que cette narration de l'expansion Portugaise aux Indes entraîne, par son souffle vraiment épique, le lecteur enchanté. Puis, ensuite, quand il le tient bien pris à l'hameçon, Raynal lui débite sa morale dans la belle tirade que nous venons de citer. Il y a peut-être d'autre part dans cette contradiction un élément de confusion, car le livre semble avoir eu deux sources distinctes. On sait que Raynal est redevable pour ses renseignements sur l'expansion Portugaise au comte de Souza23, père, paraît-il, du Marquis José María Souza Botelho (1758-1825), diplomate distingué qui hérita de son père le goût de l'histoire Portugaise; il publia (1817-19) une édition des Lusiades, et laissa, incomplète, une Histoire du Portugal. Il va sans dire que l'ami Portugais de Raynal, malgré sa "philosophie", fut assez bon Portugais pour exalter les exploits incroyables de ses ancêtres. Raynal ne pouvait pas reproduire la narration de Souza en remplaçant le ton admiratif par une âpre critique perpétuelle; il a dû se contenter de faire suivre la thèse par une antithèse bruyante et formidable.

LEspagne proprement dite ne fait son entrée solennelle dans lHistoire des Indes quau cinquième livre, le dernier du tome premier. Le titre même du livre - Commerce du Danemarck, dOstende, de la Sude, de la Prusse, de lEspagne, de la Russie aux Indes Orientales - fait voir quil sagit seulement des peuples dont le rôle aux Indes Orientales na été que secondaire. Quant à lEspagne, il sagit uniquement des Philippines.

La colonisation de ces îles par les Espagnols fut ridicule, triste, et si peu solide que, selon la prophétie de Raynal, un bon siècle avant lévènement, elle ne tarderait pas à saffaisser. LEspagne, fatiguée par ses conquêtes dAmérique, dut confier cette tâche à des moines pacifiques:

"...la plupart des missionnaires, élevés dans l'ignorance et l'oisiveté des cloîtres, n'ont pas, comme il le fallait, excité au travail les Indiens qu'ils avaient sous leur direction. On peut même dire qu'ils les en ont détournés, pour les occuper sans cesse de cérémonies, d'assemblées, de solennités religieuses. Un système aussi contraire à tout culte raisonnable qu'à la saine politique, a laissé dans le néant les terres distribuées aux peuples assujettis" (p. 600).

Quelques pages plus tard, sans insister sur cette contradiction assez difficile à justifier, Raynal fait une exception en faveur des Jsuites, ses anciens maîtres que, même après avoir abandonnés, il a toujours défendus:

"Les possessions Espagnoles, qui, dans ces contrées éloignées, avaient toujours été languissantes, le sont devenues sensiblement davantage depuis 1768 que les Jsuites en ont été bannis. Outre que l'immense domaine de ces missionnaires est tout à fait déchu de la fertilité où ils l'avaient porté; les terres des Indiens qu'ils gouvernaient, les seules qui fussent passablement cultivées et où l'on trouvât quelques arts utiles, sont retombés dans le néant d'où on les avait tirées. Il est même arrivé que ces insulaires, les moins paresseux de la colonie, ont eu à souffrir de la haine bien ou mal fondée qui poursuivait leurs guides" (p. 604).

Raynal se perd bien souvent dans les digressions. A propos d'un Français, Mah de Villebague, qui provoqua la colère des Espagnols en introduisant dans les Philippines les légumes européens, il entreprend une analyse du caractère des Français et de celui des Espagnols. Après avoir loué le génie français, il s'étonne de l'antipathie des Espagnols envers la France:

"Cependant la plupart des peuples ont de l'éloignement pour le Français: mais il est insupportable aux Espagnols, à ceux principalement qui ne sont pas sortis des bornes de leur domination par des vertus, des vices, un caractère, des manières qui contrastent parfaitement avec leurs vertus, avec leurs vices, avec leur caractère, avec leurs manières. Cette aversion paraît même avoir plus d'énergie depuis le commencement du siècle. On serait porté à soupçonner que la France est regardée par la nation à laquelle elle a donné un roi, avec ce dédain qu'a pour la famille de sa femme un homme de qualité qui s'est mésallié. S'il en est ainsi, le préjugé ne sera détruit que lorsque les Bourbons auront été naturalisés en Espagne par une longue suite de règnes florissants" (pp. 609-610).

Remarquons d'abord que, selon Raynal, la francophobie est plus prononcée chez les Espagnols qui n'ont pas voyagé à l'étranger. Voilà une justification contemporaine de ma décision de mettre en premier lieu les voyages des Espagnols à l'étranger parmi les sources d'"européisation" de l'Espagne. Remarquons en second lieu que, selon Raynal, la francophobie est devenue plus puissante et plus prononcée en Espagne depuis l'alliance officielle des deux monarchies. Tout ce passage est fort intéressant, mais il n'est guère original. Ce thème avait trouvé une expression caractéristique déjà en 1622, dans le livre de Carlos Garca: La oposición y conjunción de los grandes luminares de la tierra...con la antipatía de Españoles y Franceses, publié aussi a Rouen, avec une traduction française, en 1638.24

Après cette digression, Raynal reprend le fil de son récit interrompu. Il attribue très justement aux Compagnies la responsabilité de la conduite égoïste et barbare des Européens aux Indes:

"Depuis plus de deux siècles que les Européens fréquentent les mers d'Asie, ils n'ont jamais été animés d'un esprit vraiment louable. En vain la société, la morale, la politique, ont fait des progrès parmi nous: ces pays éloignés n'ont vu que notre avidité, notre inquiétude, notre tyrannie...Si les différents gouvernements avaient eux-mêmes dirigé les démarches de leurs négociants libres, il est vraisemblable que l'amour de la gloire se serait joint à la passion des richesses, et que plus d'un peuple aurait tenté des choses capables de l'illustrer. Des vues si nobles et si pures ne pouvaient entrer dans l'esprit d'aucune compagnie de négociants. Resserrées dans les bornes étroites d'un gain présent, elles n'ont jamais pensé au bonheur des nations avec qui elles faisaient le commerce, et on ne leur a pas fait un crime d'une conduite à laquelle on s'attendait" (p. 613).

Mais voici qui est étonnant. Raynal, qui, quelques pages auparavant, avait, à grand renfort de raisons, déclaré que "Les Espagnols seront donc probablement chassés des Philippines" (pp. 605-6), exprime maintenant l'espoir que ce peuple, qui, malgré la corruption de son gouvernement, a gardé son innocence naturelle - Raynal n'est pas le premier à le dire - portera remède à ce mal, et établira un gouvernement juste aux Philippines:

"Combien il serait honorable pour l'Espagne de se montrer sensible aux intérêts du genre humain et de s'en occuper! Elle commence à secouer le joug des préjugés qui l'ont tenue dans l'enfance, malgré ses forces naturelles. Ses sujets n'ont pas encore l'âme avilie et corrompue par la contagion des richesses, dont leur indolence même et la cupidité de leur gouvernement, les ont heureusement sauvés. Cette nation doit aimer le bien, elle le peut connaître, elle le ferait, sans doute, elle en a tous les moyens dans les possessions que ses conquêtes lui ont données sur les plus riches pays de la terre" (pp. 613-4)

Il faut avouer que l'Histoire des Indes est un chaos d'idées claires.

Le second volume, celui qui nous intéresse le plus, contient les livres six à neuf. Le sixième est intitulé Découverte de l'Amérique, Conquête du Mexique. Etablissements espagnols dans cette parte du nouveau monde. Par Mexique, Raynal entend non seulement le Mexique mais aussi toute l'Amérique centrale continentale. Les livres sept à neuf traitent exclusivement de l'Amrique du Sud.

Le sixième livre commence par une narration à grands traits de l'histoire d'Espagne, en général assez favorable. Vient ensuite le récit du premier voyage de Colomb. Les premiers indiens que recontrèrent les Espagnols dans l'île de San Salvador (Watling Island) étaient encore doués de la bonté naturelle. Ils firent aux Espagnols un accueil fort hospItalier:

"Ils apportaient des fruits. Ils mettaient les Espagnols sur leurs épaules, pour les aider à descendre à terre. Les habitants des îles voisines montrèrent la même douceur et les même moeurs. Les matelots que Colomb envoyait à la découverte, étaient fêtés dans toutes les habitations. Les hommes, les femmes, les enfants leur allaient chercher des vivres. On remplissait du coton le plus fin les lits suspendus dans lesquels ils couchaient. Lecteur, dites-moi, sont ce des peuples civlisés? Et qu'importe qu'ils soient nus; qu'ils habitent le fond des forêts, qu'ils vivent sous des huttes; qu'il n'y ait parmi eux ni code de lois, ni justice civile, ni justice criminelle, s'ils sont doux, humains, bienfaisants, s'ils ont les vertus qui caractérisent l'homme. Hélas! partout on aurait obtenu le même accueil avec le même procédé. Oublions, s'il se peut, ou plutôt rappellons nous ce moment de la découverte, cette première entrevue des deux mondes pour bien détester le nôtre" (pp. 11-12).

Ces considérations, fort touchantes d'ailleurs, de Raynal, sont assez naïves. Il est incontestable que plusieurs tribus de l'Amérique centrale étaient anthropophages, ce qui est assez difficile à réconcilier avec la "bonté naturelle".

Les Conquistadores étaient, hélas, dépourvus des principes enseignés par Rousseau, et ne surent pas reconnaître la bonté naturelle de ces "sauvages". Les considérations exposées par Raynal rappellent le célèbre passage de Montesquieu sur les nègres qui ont le nez aplati. Les Espagnols "furent plus révoltés de la nudité, de la simplicité de ces peuples que touchés de leur bonté. Ile ne surent point reconnaître en eux l'empreinte de la nature. Etonnés de trouver des hommes couleur de cuivre, sans barbe et sans poil sur le corps, ils les regardèrent comme des animaux imparfaits, qu'on aurait dès lors traités inhumainement" (p. 12). Raynal pense aux polémiques sur la nature humaine ou animale des Indiens.

Raynal lamente la décision de Colomb et des Espagnols de coloniser l'Amérique avec des criminels pris dans les prisons d'Espagne.25 Il doute que l'Amérique se purge jamais de cette "écume". Si Colomb avait pris seulement des hommes ordinaires, il aurait pu leur inspirer "des principes peut-être élevés, du moins des sentiments honnêtes" (p. 19). Mais ces brigands et ces malfaiteurs formèrent "un des peuples les plus dénaturés que le globe eût jamais portés". En 1499, le gouvernement espagnol, en désespoir de cause, déCida de donner à chacun de ces criminels, non seulement une parcelle de terrain, mais aussi, comme esclaves, pour le cultiver, les Indiens qui y vivaient. Le gouvernement espérait de cette façon les réduire à la vie tranquille, mais le résultat le plus évident fut l'établissement de l'esclavage le plus grand des maux qui infectent le nouveau monde.26

Raynal raconte ensuite l'histoire de la disgrâce de Colomb aux mains de Bobadilla, "le plus avide, le plus injuste, le plus féroce de tous ceux qui étiaent passés en Amérique" (p. 20).27 Colomb mourut dans l'obscurité à Valladolid en 1506, épuisé après une vie agitée d'à peine cinquante-neuf ans. Pour comble d'injustice, le continent qu'il avait découvert ne reçut pas son nom, mais celui d'Améric Vespuce, qui n'était pour rien dans l'affaire. Pour Raynal, ce détail est symbolique:

"Ainsi le premier instant où l'Amérique fut connue du reste de la terre fut marqué par une injustice, présage fatal de toutes celles dont ce malheureux pays devait être le théâtre" (p. 21).

Raynal raconte avec des paroles touchantes le sort des Indiens de Saint-Domique, dont la race a fini par disparaître à cause des mauvais traitements que les Espagnols leur donnèrent:

"Les uns et les autres étaient accouplés au travail comme des bêtes. On faisait relever, à force de coups, ceux qui pliaient sous leur fardeaux. Il n'y avait de communication entre les deux sexes, qu'à la dérobée. Les hommes périssaient dans les mines, et les femmes dans les champs que cultivaient leurs faibles mains. Une nourriture malsaine, insuffisante, achevait d'épuiser des corps excédés de fatigues. Le lait tarissait dans le sein des mères. Elles expiraient de faim, de lassitude, pressant contre leurs mamelles desséchées leurs enfants morts ou mourants. Les pères s'empoisonnaient. Quelques-uns se pendirent aux arbres, après y avoir pendu leurs fils et leurs épouses. Leur race n'est plus. Il faut que je m'arrête ici un moment. Mes yeux se remplissent de larmes, et je ne vois plus ce que j'écris" (p. 22).

Raynal, qui, nous l'avons vu, en bon disciple de la Curne de Sainte-Pelaye, cherche à mettre en relief le rôle bienfaisant de la chevalerie, et la considère comme le ressort principal de l'expansion Portugaise aux Indes orientales, veut aussi voir le jeu de l'esprit de chevalerie dans la conquête du Nouveau Monde, et plus précisément du Mexique, dont il s'occupe maintenant:

"La soif de l'or et l'esprit de chevalerie qui régnait encore, excitaient principalement la fermentation. Ces deux aiguillons faisaient à la fois courir dans le Nouveau Monde, des hommes de la première et de la dernière classe de la société; des brigands qui ne respiraient que le pillage, et des esprits exaltés qui croyaient aller à la gloire. C'est pourquoi la trace de ces premiers conquérants fut marquée par tant de forfaits et par tant d'actions extraordinaires; c'est pourquoi leur cupidité fut si atroce et leur bravoure si gigantesque" (pp. 24-5).

Avouons que cette antithèse est assez naïve, et que la bravoure des conquistadores n'était nullement particulière d'hommes "de la première classe de la société."

Raynal suit la tradition en attribuant au contact avec les Indiennes l'introduction en Europe des maladies vénériennes; mais il a une autre idée moins fréquente: il attribue la conquête de l'Amérique à la presque universalité des homosexuels chez les Indiens. Les femmes restaient sans moyens de se satisfaire; "on les vit se précipiter sans répugnance dans les bras de ces lubriques étrangers" (p. 25). Elles leur facilitèrent la vie dans ce pays inconnu, leur fournirent toute espèce de renseignements, leur servirent même d'espionnes. Raynal cite comme un cas typique la célèbre Marina, la maîtresse indienne de Corts.

Raynal raconte d'une façon détailée l'incroyable épopée de Corts. Son récit est en général très exact. Il est mêlé, et c'est cela qui nous intéresse, d'invectives contre les Espagnols. Il ridiculise l'élément merveilleux dans les récits espagnols:

"Les Espagnols, toujours invinciblement poussés vers le merveilleux, cherchèrent, dans un miracle, l'explication d'une conduite si visiblement opposée au caractère du monarque (Montezuma), si peu assortie aux circonstances où il se trouvait. Les écrivains de cette superstitieuse nation ne craignirent pas de publier à la face de l'univers, qu'un peu avant la découverte du Nouveau Monde, on avait annoncé aux Mexicains, que bientôt il arriverait du côté de l'orient un peuple invincible, qui vengerait, d'une manière à jamais terrible, les dieux irrités par les plus horribles crimes, par celui en particulier que la nature repousse avec le plus de dégoût; et que cette prédiction fatale avait seule enchaîné les talents de Montezuma. Ils crurent trouver dans cette imposture le double avantage de justifier leurs usurpations, et d'associer le ciel à leurs cruautés. Une fable si grossière trouva longtemps des partisans dans les deux hémisphères" (pp. 26-7).

En effet; cette "fable" est acceptée par les historiens modernes, ainsi T.A. Joyce28 et Roger Bigelow Merriman.29

Un peu plus loin (p. 31), Raynal revient à la charge. Les Espagnols sont superstitieux, etc., etc.; c'est l'ancienne rengaine:

"Jamais peut-être aucune nation ne fut idolâtre de ses préjugés, au point où l'étaient alors, où le sont peut-être encore aujourd'hui les Espagnols. Ces préjugés faisaient le fond de toutes leurs pensées, influaient sur leurs jugements, formaient leur caractère...Jamais la déraison n'a été plus dogmatique, plus déCidée, plus ferme, plus subtile...Ils ne reconnaissaient qu'eux dans l'univers de sensés, d'éclairés, de vertueux. Avec cet orgueil national, le plus aveugle qui fut jamais, ils auraient eu pour Athènes le mépris qu'ils avaient pour Tlascala. Ils auraient traité les Chinois comme des bêtes; et partout ils auraient outragé, opprimé, dévasté."

Remarquons que le même Raynal qui, dans le premier livre, pèse si soigneusement la question de la bonté ou de la méchanceté des Chinois, question qui agitait tellement les esprits au 18ème siècle, n'hésite pas maintenant à les mettre à côté des Grecs; mais cela s'explique peut-être par une différence de rédacteurs. Il va sans dire que ce passage est basé sur le préjugé, partagé par Raynal, que les Espagnols n'ont fait en Amérique qu'"outrager, opprimer, dévaster".

Quant à la conquête de l'Amérique telle que la dépeignent les historiens espagnols, Raynal proteste contre "la fausseté de cette description pompeuse, tracée dans des moments de vanité par un vainqueur naturellement porté à l'exagération" (p. 43). Selon l'argument de Raynal, même après une invasion destructive comme celle des barbares en Italie, il subsiste toujours des bâtiments pour témoigner de la grandeur déchue. Or les bâtiments qui ont survécu au Mexique sont tellement rudimentaires, qu'il faut conclure au caractère primitif de la civilisation mexicaine. Raynal rejette aussi les chiffres très élevés que donnent les récits espagnols sur la population du Nouveau Monde. Remarquons que les historiens modernes, tels Merriman30, acceptent en grande partie les récits espagnols, et décrivent avec admiration les civilisations aztèque et maya.

Et voici un coup de maître de la part de Raynal. On a l'impression qu'il ne condamne les récits espagnols que par hispanophobie. Or, dit-il aux Espagnols, en condamnant ces récits, je vous justifie, car si les civilisations que vous avez détruites étaient aussi splendides que prétendent ces récits, vous seriez des barbares, des monstres de destruction:

"...vos cruautés furent moindres que les historiens de vos ravages n'ont autorisé les nations à penser. Et c'est moi, moi que vous regardez comme le détracteur de votre caractère, qui même en vous accusant d'ignorance et d'imposture, deviens, autant qu'il se peut, votre apologiste. Aimeriez-vous mieux qu'on surfit le nombre de vos assassinats, que de dévoiler votre stupidité et vos contradictions? Ici, j'en atteste le ciel, je ne me suis occupé qu'à vous laver du sang dont vous paraissez glorieux d'être couverts" (p. 51).

Quelques phrases dans cette tirade font penser que les Espagnols, peut-être même le gouvernement espagnol, avaient protesté contre la campagne anti-espagnole de Raynal:

"Ai-je traité les autres dévastateurs du Nouveau Monde, les Français même mes compatriotes, avec plus de ménagement? Pourquoi donc êtes-vous les seuls que j'aie offensés?" (p. 51).

Nous ne savons pas l'intensité de cette escarmouche; mais, par sa date, elle constitue un des préludes de l'affaire Masson.

Après cette défense curieuse de l'Espagne, Raynal revient au ton habituel de dénigrement quand il décrit la répression espagnole:

"Un conquérant irrité, le fer et la flamme à la main, se porta avec la rapidité de l'éclair d'une extrémité de l'empire à l'autre, et laissa partout des traces d'une vengeance éclatante dont les détails feraient frémir les âmes les plus sanguinaires. Il y eut une barbare émulation entre l'officier et le soldat à qui immolerait le plus de victimes; et le général lui-même surpassa peut-être en férocité ses troupes et ses lieutenants" (p. 52).

Cette dernière phrase semble annoncer une grande offensive contre Corts, dont la monstruosité était un des thèmes les plus courants de la "légende noire". Mais, chose étonnante, Raynal défend ce conquistador, dont la férocité n'était pas un vice personnel, mais une caractéristique de toute l'époque:

"C'est un assassin couvert de sang innocent, mais ses vices sont de son temps ou de sa nation, et ses vertus sont à lui. Placez cet homme chez les peuples anciens, donnez-lui une autre patrie, une autre éducation, un autre esprit, d'autres moeurs, une autre religion. Mettez-le à la tête de la flotte qui s'avança contre Xerxès. Comptez-le parmi les Spartiates qui se présentèrent au détroit de Thermopiles, ou supposez-le parmi ces généreux Bataves qui s'affranchirent de la tyrannie de ses compatriotes, et Corts sera un grand homme, ses qualités seront héroïques, sa mémoire sera sans reproche" (p. 53).

Bien qu'il fût logique de vouloir rattacher Corts à la tradition chevaleresque dont parle Raynal, on voit que l'attitude de celui-ci est en réalité toute opposée. Sa défense de Corts ne dérive pas d'une admiration pour la tradition espagnole, mais, au contraire, sert de prétexte à une attaque perfide contre l'Espagne. Raynal dit en somme que les vertus de Corts "sont à lui", tandis que ses vices sont typiques de l'Espagne de la grande époque. Trait plus ironique, il affirme que Corts aurait dû naître parmi ces Hollandais "généreux" qui se délivrèrent de la tyrannie espagnole. La comparaison avec les Anciens est plus normale et moins méchante, car même les détracteurs de l'Espagne - Mariana lui-même - voient chez les Espagnols certains traits dignes des héros antiques.

Raynal, grand défenseur des Jsuites, s'en prend maintenant à l'église. Il décrit, avec des couleurs très vives, certain auto-da-fé au Mexique. "Il me semble que j'assiste à cette horrible expiation. Je la vois, je m'écris: 'Monstres exécrables, arrêtez.' " Suit une tirade dans le goût habituel qui s'achève ainsi:

"Pour apaiser Dieu, vous brûlez des hommes! Etes-vous des adorateurs de Moloch? Mais ils ne m'entendent pas; et les malheureuses victimes de leur superstitieuse barbarie ont été précipitées dans les flammes" (p. 59).

On voit ici l'origine du célèbre poème de Victor Hugo dans la Légende des Siècles, intitulé "Les Raisons du Momotombo". Victor Hugo, on le voit, conserve beaucoup de la légende noire.

Peu content de cette tirade pleine d'emphase, Raynal en entreprend, peu après, une autre, presqu'aussi longue (pp. 60-1), dont il faut citer au moins quelques phrases typiques:

"Est-il rien de plus absurde que cette autorité des moines en Amérique? Ils y sont sans lumières et sans moeurs; leur indépendence y foule aux pieds leurs constitutions et leurs voeux; leur conduite est scandaleuse; leurs maisons sont autant de mauvais lieux, et leurs tribunaux de pénitence autant de boutiques de commerce. C'est un vice qu'il faut faire cesser. Sous quelque face qu'on considère les choses, les moines sont des misérables qui scandalisent et qui fatiguent trop le Mexique pour les y laisser subsister plus longtemps"

Le résultat de la tyrannie espagnole fut de pousser les Mexicains désespérés à la consommation de boissons alcooliques, notamment du pulque, qui est le jus d'une plante, semblable à un aloès, nommé maguey. "Ne pouvant se consoler de la perte de leur liberté, [ils] cherchent à s'étourdir sur l'humiliation de leur servitude" (p. 62). Le gouvernement espagnol fit des efforts malavisés et inutiles pour arrêter ce mal (loi prohibitive de 1693).

La domination espagnole dans l'Amérique Centrale s'étendit peu à peu. En 1746 le jésuite Ferdinand Consag fit une reconnaissance du Golfe de Californie.31 Il va sans dire que notre ancien Jésuite loue "l'intelligence" de Consag. Le gouvernement espagnol fit ensuite des efforts pour soumettre les tribus de la Nouvelle Navarre. Tout alla assez bien jusqu'à ce qu'il fallut s'en prendre aux Apaches "la plus belliqueuse de ces nations, la plus passionnée pour l'indépendance." Raynal ne perd pas cette belle occasion de lâcher une bordée de phrases.

"On les poursuivit sans relâche pendant trois ans, avec le projet de les exterminer. Grand Dieu, exterminer des hommes! Parlerait-on autrement des loups? Les exterminer, et pourquoi? Parce qu'ils avaient l'âme fière, parce qu'ils sentaient le droit naturel qu'ils avaient à la liberté, parce qu'ils ne voulaient pas être esclaves. Et nous sommes des peuples civilisés et nous sommes chrétiens?" (p. 64).

Ce fut dans toute cette partie septentrionale du Mexique, qui constitua à partir de 1548 lAudience de la Nouvelle Galice, dont la capitale était Guadalajara, que les Espagnols trouvèrent les mines dor et dautres métaux précieux qui éveillèrent leurs passions. Ils portèrent dans le pays une révolution, d'autant plus tragique que les indigènes nexploitaient pas lor et ne le convoitaient pas! Toute la civilisation européenne est corrompue par cette passion.

"Tel est sur nous lempire de ces brillants et funestes métaux, quils ont balancé linfamie et lexécration que méritaient les dévastateurs de lAmérique. Les noms de Mexique, du Prou, du Potosi, ne nous font pas frissonner; et nous sommes des hommes! Aujourdhui même que lesprit de justice et le sentiment de lhumanité sont devenus lâme de nos écrits, la règle invariable de nos jugements; un navigateur qui descendrait dans nos ports avec un vaisseau chargé de richesses notoirement acquises par des moyens aussi barbares, ne passerait-il de son bord dans sa maison, au milieu du bruit général de nos acclamations? Quelle est donc cette sagesse dont notre siècle senorgueillit si fort? Quest-ce donc que cet or, qui nous ôte lidée du crime et lhorreur du sang?" (p. 79).

Raynal va jusqu'à regretter que les nations européennes soient sorties de leur état naturel:

"...ne voudrait-il pas mieux que les nations fussent demeurées sédentaires, isolées, ignorantes et hospitalières, que de s'être empoisonnées de la plus féroce de toutes les passions?" (p. 80).

De même que Voltaire et plusieurs autres écrivains du 18ème siècle, Raynal ne sait pas s'il croit à la civilisation et au luxe, ou à Rousseau et à la nature. Ce même Raynal qui vient de regretter que les peuples européens ne soient pas restés dans leur état primitif reproche maintenant aux Espagnols d'avoir construit, dans la belle assiette naturelle de Mexico, une ville dépourvue de qualités artistiques.

"On multiplia les édifices publics, sans que presqu'aucun rappellât à l'esprit les beaux jours de l'architecture, pas même les bons temps gothiques. Les places principales eurent toutes la même forme, la même régularité, une fontaine semblable avec des ornements de mauvais goût...Dans les cinquante-cinq couvents qu'une crédulité digne de pitié avait fondés, on en voyait fort peu qui ne révoltassent par les vices de leur construction. Les innombrables temples où les trésors du globe entier étaient entassés, manquaient généralement de majesté, et n'inspiraient pas à ceux qui les fréquentaient des idées et des sentiments dignes de l'Etre-suprême qu'on y venait adorer" (pp. 87-8).

Raynal aurait certainement adouci cette condamnation, s'il s'était rendu compte que la mauvaise architecture qu'il critique appartenait au style baroque ou "jésuitique", et que ses anciens maîtres si chéris étaient pour beaucoup dans la formation de ce style. Il n'excepte de cette condamnation que deux bâtiments: le palais du vice-roi et la cathédrale. Le gouvernement espagnol pourra, dit-il, racheter tous ses péchés en portant à bout les grands travaux de dessechement du lac où se trouve Mexico; cette question était déjà à l'ordre du jour à l'époque de Raynal.

Raynal, dans cette revue assez désordonnée de la conquête du Mexique, s'occupe maintenant des îles Mariannes, dont les habitants offraient plusieurs traits curieux (ils ignoraient totalement l'usage du feu; les hommes étaient soumis aux femmes). Ils vivaient en paix quand vint, en 1521, le petit convoi de Ferdinand Magellan. Ce ne fut qu'en 1668, qu'à l'instigation du Jésuite Sanvitores, l'Espagne prit possession de ces îles. Ce fut le commencement de leurs malheurs. Raynal, peu désireux de dire quoi que ce soit contre les Jsuites, ne mentionne qu'en passant cette date, et ne parle point du Jésuite. Au contraire, il insiste beaucoup sur la répression militaire qui eut lieu peu après cette date. Les Espagnols massacrèrent des foules d'indigènes, et donnèrent des maladies honteuses à beaucoup d'autres. Grand nombre d'indigènes prirent le parti désespéré de faire avorter leurs femmes, pour ne pas laisser après eux des enfants esclaves.

Heureusement, dit notre abbé, l'Espagne est en train de racheter ses crimes aux îles Mariannes. Le gouverneur des îles, au moment où Raynal écrivit son Histoire, était un certain Tobias, espèce de petit despote illustré selon l'idéal des philosophes. Raynal décrit avec force applaudissements ses efforts pour donner de la prospérité aux îles, et à la fin il s'écrie, très sérieusement:

"Puisse ce vertueux et respectable Espagnol obtenir un jour ce qui comblerait sa félicité, la consolation de voir diminuer la passion de ses enfants chéris pour le vin de cocotier, et de voir augmenter leur goût pour le travail!" (pp. 98-9).

Des îles Mariannes, Raynal passe à la Californie. Il n'a que du mépris pour les indigènes: "Une pusillanimité extrême, l'inconstance, la paresse, la stupidité, et même l'insensibilité forment leur caractère." Pour mettre cette affirmation d'accord avec l'idée de la bonté naturelle à laquelle Raynal semble croire sans bien la comprendre (car elle est, ma foi, assez incompréhensible), il ajoute: "ce sont des enfants en qui la raison n'est pas encore développée." Raynal ne rabaisse les sauvages de Californie que pour mettre en relief l'oeuvre des Jsuites. Les expéditions militaires envoyées par le gouvernement espagnol pour soumettre la Californie échouèrent toutes. En 1697 les Jsuites obtinrent la permission de tenter une pénétration pacifique. Ils y réussirent.

"Ils commencèrent l'exécution du plan de législation qu'ils avaient formé, d'après des notions exactes de la nature du sol, du caractère des habitants, de l'influence du cLimat. Le fanatisme ne guidait point leurs pas. Ils arrivèrent chez les sauvages qu'ils voulaient civiliser, avec des curiosités qui pussent les amuser, des grains destinés à les nourrir, des vêtements propres à leur plaire. La haine de ces peuples pour le nom Espagnol ne tint pas contre ces démonstrations de bienveillance" (p. 103).

Après une description assez détaillée de l'activité des Jsuites, Raynal débite une de ses prosopopées habituelles.

"Trop de scènes cruelles et destructives ont jusqu'ici affligé nos regards, pour qu'il ne nous soit pas permis de les arrêter un moment sur des travaux inspirés par l'humanité et dirigés par la bienfaisance. Toutes les autres conquêtes ont été faites par les armes. Nous n'avons vu que des hommes qui égorgaient des hommes ou qui les chargeaient de chaînes. Les contrées que nous avons parcourues ont été successivement autant de théâtres de la perfidie, de la férocité, de la trahison, de l'avarice et de tous les crimes auxquels on est porté par la réunion et la violence des passions effrénées. Notre plume, sans cesse trempée dans le sang, n'a tracé que des lignes sanglantes. La contrée où nous sommes entrés est la seule que la raison ait conquise. Que le spectacle de l'innocence et de la paix dissipe les idées lugubres dont nous avons été jusqu'à présent obsédés, et soulage un moment notre âme des sentiments douleureux qui l'ont si constamment oppressée, flétrie, déchirée" (pp. 104-5).

Cette tirade est très habilement placée, car Raynal s'écrie immédiatement: "Hélas! la jouissance nouvelle que j'éprouve durera trop peu pour qu'elle me soit enviée." Et notre abbé de déplorer l'expulsion des Jsuites en 1767, de la Californie de même que de l'Espagne. Une fin brusque et injuste fut ainsi mise à l'oeuvre admirable des disciples de Saint Ignace.

Raynal pique maintenant vers le sud. Son attention est attirée par la ville de Guatemala qu'un tremblement de terre avait détruite de fond en comble en 1772. C'est peut-être de Voltaire que Raynal a pris l'idée d'écrire un poème, en prose cette fois, sur un tremblement de terre. Que les hommes relèvent une cité détruite lui semble un travail digne d'être chanté: "Homme, quelquefois si pusillanime et si petit, que tu te montres grand, et dans tes projets, et dans tes oeuvres!" (p. 111). Après un long discours général, Raynal en applique les considérations à l'Espagne. Les conquistadores, dit-il, avec leur énergie farouche, étaient capables de conduire à bonne fin une telle oeuvre. Mais leurs descendants ont été énervés par "le cLimat, une mauvaise administration, l'abondance de toutes choses." Heureusement il y a eu dans les dernières années un revirement notable.

"Depuis quelques années, la nation se régénère. Déjà l'on a tracé le plan d'une autre ville, plus vaste, plus commode, plus belle que celle qui existait; et elle sera élevée à huit lieues de l'ancienne sur une base plus solide. Déjà la cour de Madrid, s'écartant de ses mesures ordinairement trop lentes, a assigné les fonds nécessaires pour la construction des édifices publics...Un nouveau Guatemala embellira bientôt la Nouvelle Espagne" (p. 112).

Raynal ne fait ici que reproduire une des idées fondamentales des philosophes: que l'Espagne de Charles III, grâce surtout à l'influence française, est en train d'assimiler la bonne philosophie, et de retrouver peu à peu une vie saine et prospère.

Il y a un optimisme semblable dans les considérations disparates qui remplissent la fin du sixième livre. Raynal croit surtout que lindustrie, avec tous ses bienfaits, va apporter la prospérité au Mexique.

"Déjà sur les bords de la rivière dAlvarado, où les bois de construction abondent, souvrent de grands chantiers. Cette nouveauté est dun heureux présage. Dautres la suivront sans doute. Peut-être, après trois siècles doppression ou de léthargie, le Mexique va-t-il remplir les hautes destinées auxquelles la nature lappelle vainement depuis si longtemps. Dans cette douce espérance nous quitterons lAmérique Septentrionale pour passer dans la Méridionale" (p. 122).

L'histoire de la conquête de l'Amrique du Sud fait le sujet des livres sept, huit, et neuf, qui forment le reste de ce second volume. Le livre sept décrit surtout la "Conquête du Prou par les Espagnols" (c'en est le titre). Raynal prétend toujours écrire sans parti pris, mais cette affirmation semble très douteuse quand on lit le premier chapitre du septième livre. C'est un morceau d'éloquence intitulé "Peut-on applaudir aux conquêtes des Espagnols dans le Nouveau Monde?" Il va sans dire que la réponse est une négative très tranchante: "J'écris l'histoire, et je l'écris presque toujours les yeux baignés de larmes" (p. 123). Raynal s'étonne qu'aucun des conquistadores n'ait préféré "la voie si sûre de la douceur et de l'humanité" (id.). Cette expression jolie mais vague a besoin d'éclaircissement. Il déclare donc qu'on lui a assuré que dans les régions où l'homme n'avait pas encore pénétré, les animaux, même les plus timides, s'approchèrent de lui sans crainte. Cette affirmation délicieusement naïve semble, plus qu'une affirmation d'expérience, une idée a priori dérivée de la théorie de la bonté naturelle. Raynal conclut triomphalement: "On ne me persuadera jamais qu'au premier aspect de l'Européen, l'homme sauvage ait été plus farouche que les animaux" (p. 124). En d'autres termes, si les Espagnols s'étaient présentés en amis, les indigènes les auraient reçus, non seulement avec bienveillance, mais même à bras ouverts. Cette affirmation, faite par un homme comme Raynal, qui connaissait intimement la question coloniale, prouve à quel point les philosophes du 18ème siècle, qui prétendaient ne suivre que la réalité des faits, se laissaient fourvoyer par des principes abstraits. On ne peut guère s'empêcher de sourire en lisant la fin de l'oraison:

"...l'homme sera plus méchant que le tigre! la raison ne lui aura été donnée que pour lui tenir lieu de tous les instincts malfaisants! et ses annales ne seront que les annales de sa perversité! oh Dieu! pourquoi as-tu créé l'homme? pourquoi l'as-tu créé?" (p. 124).

Raynal nous avertit à lavance que la conquête du Prou fut bien autrement terrible que celle du Mexique:

"Ici vont se développer des scènes plus terribles que celles qui nous ont fait si souvent frémir. Elles se répéteront sans interruption dans les immenses contrées qui nous restent à parcourir. Jamais, jamais le glaive ne s'émoussera; et l'on ne le verra s'arrêter que lorsqu'il ne trouvera plus de victimes à frapper" (p. 124).

L'éloquence de Raynal lui fait perdre le sens de la vérité. Cette phrase implique que les Espagnols exterminèrent les indiens de l'Amrique du Sud, ce qui est, bien entendu, une idée absurde.

Raynal accepte l'opinion ancienne, et assez exacte, exprimée dans le sonnet si connu de José María de Heredia, sur l'objet des voyages des Espagnols dans le Nouveau Monde, et plus précisément dans l'Amrique du Sud:

"L'or seul les attirait au continent de l'Amérique, et faisait braver les dangers, les maladies et la mort qu'on rencontrait sur la route, à l'arrivée et dans le retour" (p. 125).

Raynal, qui loue toujours le rôle des Jsuites dans la colonisation, critique avec beaucoup de sévérité l'attitude des Papes. Il s'indigne des conditions des privilèges de Ojeda et de Nicuesa qui devaient, en débarquant, annoncer aux peuples les dogmes de la religion chrétienne, et les avertir du don que le pontife de Rome avait fait de leur pays au roi d'Espagne. Il va sans dire qu'il donne libre cours à son indignation:

"Sur le simple exposé de ce contrat inouï, on est saisi d'une telle horreur que l'on prononce que celui qui ne la partage pas est un homme étranger à toute morale, à tout sentiment d'humanité, à toute notion de justice, et ne mérite pas qu'on raisonne avec lui. Pontife abominable...." (p. 126).

On s'imagine sans peine les belles choses que dit Raynal au pontife abominable. Plusieurs prêtres infâmes s'associèrent à l'expédition de Pizarro. Le plus célèbre était Fernand de Luques, que Raynal décrit comme "un prêtre avide, qui s'était prodigieusement enrichi par toutes les voies que la superstition rend faciles à son état, et par quelques moyens particuliers qui tenaient aux moeurs du siècle" (p. 130). Raynal trouve une nouvelle occasion de déverser son fiel quand il raconte la célèbre conversation à Cajamarca entre le dominicain Vicente Valverde et l'Inca Atahualpa (que Raynal appelle Atabaliba). Le moine présenta un bréviaire à l'Inca, qui le jeta à terre en disant qu'il n'y trouvait aucune confirmation de ce que les moine lui disait. Alors Valverde s'écria:

"Vengeance, mes amis, vengeance. Chrétiens, voyez-vous comme il méprise l'évangile? Tuez-moi ces chiens qui foulent aux pieds la loi de Dieu" (p. 134).

Ce fut donc un religieux espagnol qui, en suivant les indications du Pape, donna lieu au célèbre massacre de Cajamarca.

Raynal n'est guère plus favorable aux soldats espagnols. Il semble s'être proposé d'éviter les expressions d'admiration qu'il avait eues dans le livre précédent pour les faits héroïques de Corts et de ses soldats. Les premières phrases du livre septième sont significatives:

"Je ne me suis pas proposé d'être le panégyriste des conquérants de l'autre hémisphère. Mon jugement ne s'est point laissé corrompre par l'éclat de leur succès au point de me dérober et leurs injustices et leurs forfaits" (p. 123).

Il traite donc Pizarro et ses compagnons tout simplement de bandits. Il se demande comment cette poignée de brigands put soumettre un grand empire. Il ne faut pas chercher l'explication dans un héroïsme incroyable. Elle est bien plus simple:

"C'est par la même raison que le voleur intrépide, le pistolet à la main, dépouille impunément une troupe d'hommes, ou qui reposent tranquillement dans leurs foyers, ou qui, renfermés dans une voiture publique, continuent leur voyage sans méfiance" (p. 137).

Selon Raynal cette agression était d'autant plus injustifiable que la civilisation péruvienne avait atteint une perfection étonnante. Raynal ne parle pas des édifices. Au contraire, de même que pour le Mexique, il rejette les récits espagnols qui exagérèrent d'une façon ridicule la prospérité matérielle des Incas. Ce sont des preuves de la stupidité des Espagnols. Mais, puisqu'il faut prouver également leur cruauté et leur vandalisme, Raynal affirme que la civilisation péruvienne, sans être d'une prospérité fabuleuse, était, au moins du point de vue de l'organisation sociale, d'une perfection idyllique. Il s'étonne même et s'indigne de ce que les philosophes aient pu en douter, aient pu croire entendre des récits puérils:

"Cessons donc, cessons de regarder comme une imagination folle cette succession de souverains sages, ces générations d'hommes sans reproche. Déplorons le sort de ces peuples, et ne leur envions pas un triste honneur. C'est bien assez de les avoir dépouillés des avantages dont ils jouissaient, sans ajouter la lâcheté de la calomnie aux bassesses de l'avarice, aux attentats de l'ambition, aux fureurs du fanatisme. Il faut faire des voeux pour que ce bel âge se renouvelle plutôt que plus tard dans quelque coin du globe" (p. 145).

Pour justifier cette affirmation, Raynal avait au préalable décrit l'organisation sociale des Incas. Il y a un détail très curieux: Raynal croit à l'existence d'un théâtre péruvien:

"On représentait à Cuzco, et peut-être ailleurs, des tragédies et des comédies. Les premières donnaient aux prêtres, aux guerriers, aux juges, aux hommes d'état, des leçons de leur devoirs, et des modèles de vertus publiques. Les comédies servaient d'instruction aux conditions inférieures, et leur enseignaient les vertus privées, et jusqu'à l'économie domestique" (p. 141).

Il est évident que Raynal s'est laissé fourvoyer par la passion de son époque pour le théâtre considéré comme une espèce d'école pour adultes. La base principale pour cette description du théâtre péruvien est la pièce Ollanta, qui a attiré l'attention des érudits, et dont la critique moderne affirme qu'elle n'est qu'une imitation des pièces espagnoles écrites après la Conquête.32

Dans tout ce récit de la conquête du Prou, Raynal ne loue que Pedro de la Gasca, qui fit rentrer les Espagnols dans les limites de la décence:

"Ceux même dont les intérêts étaient le plus liés avec ceux du tyran, soupiraient après un libérateur. Il arriva d'Europe, ce fut Pedro de la Gasca, prêtre avancé en âge, mais prudent, désintéressé, ferme et surtout très délié" (p. 157).

Voici un des rare prêtres loués par Raynal qui ne soit pas Jésuite.

Il y en a cependant un autre qui est plus connu, et chez qui Raynal a sans doute puisé beaucoup de renseignements: Las Casas. Du récit assez long que fait Raynal de ses exploits, nous ne pouvons citer que quelques phrases typiques:

"La douceur et la simplicité des Indiens le frappèrent à tel point, qu'il se fit ecclésiastique pour travailler à leur conversion. Bientôt ce fut le soin qui l'occupa le moins".

Donc, selon Raynal, Las Casas n'est devenu prêtre que plus ou moins acCidentellement, et il a cessé bientôt d'en exercer les fonctions. Cela est assez malicieux, et assez faux.33

"Comme il était plus homme que prêtre, il fut plus révolté des barbaries qu'on exerçait contre eux que de leurs folles superstitions".

De cette façon l'auteur insinue que la propagation de la foi est une perte de temps.

"On le voyait continuellement voler d'un hémisphère à l'autre pour consoler des peuples chers à son coeur, et pour adoucir leurs tyrans" (pp. 177-8).

Cependant, Raynal revient bientôt à ses Jsuites. Il trouve le moyen d'en faire des éloges même dans sa longue description de l'histoire naturelle de l'Amrique du Sud.

"Le quinquina fut connu à Rome en 1639. Les Jsuites qui l'y avaient porté, le distribuèrent gratuitement aux pauvres et le vendirent très cher aux riches" (p. 195).

Dans cette même description dhistoire naturelle, il est question de lor, qui fournit à Raynal un prétexte évident pour se lancer dans une de ses tirades typiques. Il saddresse aux Espagnols:

"Et vous, vous, pour avoir de l'or, vous avez franchi les mers. Pour avoir de l'or, vous avez envahi les contrées. Pour avoir de l'or, vous en avez massacré la plus grande partie des habitants. Pour avoir de l'or, vous avez précipité dans les entrailles de la terre ceux que vos poignards avaient épargnés. Pour avoir de l'or, vous avez introduit sur la terre le commerce infâme de l'homme et l'esclavage. Pour avoir de l'or, vous renouvelez tous les jours le même crime" (p. 201).

Ce morceau d'éloquence est suivi d'une imprécation encore plus passionnée, dans laquelle on a peut-être le droit de voir la source du poème de V. Hugo déjà cité, "Les Raisons du Momotombo": "Puisse la chimère de Lazzaro Moro se réaliser, et les feux souterrains enflammer à la fois toutes ces montagnes dont vous avez fait autant de cachots où l'innocence expire depuis plusieurs siècles. La malédiction tomberait d'abord sur les Cordilières ou Andes..." (id.). Et Raynal, avec cette incongruité typique du 18ème siècle, d'expliquer la géologie des Andes. Partageant le goût de son époque pour les aspects terribles de la Nature, il nous donne un tableau impressionnant d'un tremblement de terre au Prou.

Pour compléter ce tableau des horreurs produites par la soif de l'or dont les Espagnols étaient rongés, il décrit l'état d'abrutissement où la tyrannie espagnole a jeté les indigènes.

"Les Pruviens, tous les Pruviens sans exception, sont un exemple de ce profond abrutissement où la tyrannie peut plonger les hommes. Ils sont tombés dans une indifférence stupide et universelle. Eh, que pourrait aimer un peuple dont la religion élevait l'âme, et à qui l'esclavage le plus avilissant a ôté tout sentiment de grandeur et de gloire!" (p. 208).

Ayant débité cette tirade contre l'or et contre les passions funestes qu'il provoque, Raynal n'a pas le courage de parler de ce métal qui fut la raison d'être de sa tirade. Pour aborder de nouveau ce sujet extrêmement délicat, il continue son étude de l'histoire naturelle du Prou en parlant du lama, de l'alpaca, du guanaco et de la vigogne. Et puis, par un stratagème ingénieux, il reprend le sujet de l'or. Il feint de s'y voir obligé par des lecteurs indignés qui ne s'intéressent qu'à ce sujet dégoûtant:

"Ici, j'entends des murmures. On me dit quel intérêt veux-tu que je prenne à ces vains détails dont tu m'importunes depuis si longtemps. Parle-moi de l'or, de l'argent du Prou. Dans cette région si reculée du Nouveau Monde, jamais je n'ai vu, jamais je ne verrai que ces métaux. Qui que tu sois qui m'interpelles ainsi, homme avare, homme sans goût, qui, transporté au Mxique et au Prou, n'étudierais ni les moeurs, ni les usages, qui ne daignerais pas jeter un coup d'oeil sur les fleuves, sur les montagnes, sur les forêts, sur les campagnes, sur la diversité des cLimats, sur les poissons et sur les insectes; mais qui demanderais où sont les mines d'or?" (p. 221).

Raynal insulte, comme de juste, ce malheureux qui ne s'intéresse qu'à l'or, et, ensuite, il dit se trouver dans la nécessité de lui faire une concession et de lui en parler. Tout ceci n'est qu'une introduction à une étude très développée des mines du Prou.

Ayant ainsi décrit d'un côté les colons espagnols avides d'or, et les malheureux indigènes abrutis par leur tyrannie, Raynal veut retrouver cet état de choses dans la religion:

"La superstition qui règne sur toute l'étendue de la domination espagnole, tient au Prou deux sceptres dans ses mains; l'un d'or pour la nation usurpatrice et triomphante; l'autre de fer pour ses habitants esclaves et dépouillés. Le scapulaire et le rosaire sont toutes les marques de religion que les moines exigent des Espagnols Pruviens. C'est sur la forme et la couleur de ces espèces de talismans que le peuple et les grands fondent la prospérité de leurs entreprises, le succès de leurs intrigues amoureuses, l'espérance de leur salut" (p. 238).

Ceci fournit un bon prétexte pour attaquer les préjugés espagnols en général:

"L'Anglais, le Hollandais, le Français perdent de leurs préjugés nationaux en voyageant. L'Espagnol traîne avec lui les siens dans tout l'univers" (id.).

En somme, le livre septième de l'Histoire des Indes est en entier une attaque violente contre la colonisation espagnole. De tous les livres du chef d'oeuvre de Raynal, c'est celui où la légende noire trouve son expression la plus définitive.

Le livre huitième de l'Histoire des Indes, intitulé Conquête du Chili et du Paraguay par les Espagnols, commence, de même que plusieurs autres, par un chapitre de considérations philosophiques sur la colonisation. Raynal pose ici la question tellement débattue par les philosophes, à savoir si les Européens ont été en droit de fonder des colonies dans le Nouveau Monde. La réponse donnée par Raynal est celle fournie par la plupart des philosophes: que les Européens n'avaient le droit de s'approprier que les terre inhabitées. Aucune nation, et à la plus forte raison l'Espagne, n'a observé cette contrainte. Au contraire, toutes ont même réduit l'indigène à l'esclavage.

"Vous n'avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes de la terre où vous abordez, et vous vous en arrogez un sur l'homme votre semblable. Au lieu de reconnaître dans cet homme un frère, vous n'y voyez qu'un esclave, une bête de somme. O mes concitoyens! vous pensez ainsi, vous en usez de cette manière; et vous avez des notions de justice; une morale, une religion, une mère commune avec ceux que vous traitez si tyranniquement. Ce reproche doit s'adresser plus particulièrement aux Espagnols; et il va être malheureusement justifié encore par leurs forfaits dans le Chili" (p. 252).

Malheureusement la description donnée par Raynal de la conquête du Chili est fort peu intéressante. On s'imagine sans difficulté le ton général du récit. Vers la fin des chapitres sur le Chili, Raynal se lamente de l'ivrognerie que les Espagnols provoquèrent chez les Indiens en leur vendant des eaux-de-vie. Il les loue cependant d'avoir renoncé depuis 1724 à ce commerce infâme.

Les chapitres sur le Paraguay sont bien autrement intéressants. Cela est tout naturel, vu l'admiration de notre abbé pour l'ordre auquel il avait un temps appartenu. Il va sans dire qu'il idéalise ces établissements Jsuites34 dans lesquels il veut voir la réalisation du rêve communiste (p. 279). Il en vient jusqu'à déclarer que "c'est la seule société sur la terre où les hommes aient joui de cette égalité qui est les second des biens; car la liberté est le premier." On voit que les formule "liberté, égalité, et [sans doute] fraternité" existait déjà presque explicitement pour Raynal. Il serait intéressant d'en étudier les origines.

Tandis que la plupart des philosophes se gaussaient de la pompe des cérémonies chez les Jsuites, Raynal, lui, en est fort touché. Bien qu'il reproche toujours aux Espagnols d'avoir imposé leur religion aux Indiens, il ne soulève point cette question à propos des Jsuites du Paraguay.

"Les églises du Paraguay sont réellement fort belles. Une musique qui allait au coeur, des cantiques touchants, des peintures qui parlaient aux yeux, la majesté des cérémonies: tout attirait, tout retenait les Indiens dans ces lieux sacrés, où le plaisir se confondait pour eux avec la piété" (p. 279).

Après ce tableau idyllique de la vie au Paraguay, Raynal se pose mélancoliquement un problème pénible et triste. Cette société idéale avait, dit-il, en elle, les germes de la décadence, puisqu'au lieu d'augmenter, la population diminuait avec une régularité inquiétante. Des recherches exactes ont dissipé le soupçon injurieux et mal fondé que les Jsuites diminuaient la liste de leurs sujets pour amoindrir le tribut payé chaque année au gouvernement espagnol. L'idée que les Guaranis s'éteignaient parce que les Jsuites les faisaient périr dans les mines est également mal fondée et injurieuse. Il est absurde d'ailleurs de parler de "l'oppression d'un gouvernement monacal". Cette oppression n'existait pas, selon Raynal; les sauvages ne faisaient aucun effort pour secouer le joug des Jsuites; au contraire, ils venaient souvent demander l'incorporation aux missions. Il est indéniable que Raynal a une vision par trop optimiste de la vie au Paraguay sous les Jsuites35. Il est, poursuit-il, également faux de soutenir que les Jsuites encourageaient par scrupule religieux le célibat, "auquel les siècles de barbarie attachèrent parmi nous une sorte de vénération" (p. 282). Il est tout aussi inutile de chercher dans l'absence de la propriété chez les Guaranis une cause de dénatalité. Raynal s'indigne enfin contre un écrivain, qu'il ne nomme pas, qui avait soutenu que par politique les Jsuites eux-mêmes avaient découragé la fécondité chez les Indiens.

"Homme ou démon, qui que tu sois, as-tu réfléchi sur l'atrocité, sur l'extravagance de ton accusation?" (p. 283).

Il cherche ailleurs les causes du dépeuplement de l'Arcadie jésuitique. Il accuse d'abord les Portugais, qui détruisirent en 1631 les douze ou treize peuplades de la province de Guayara, limitrophe du Brsil, et qui faisaient régulièrement des excursions dans le Paraguay pour enlever des esclaves. D'autre part, la petite vérole faisait de grands ravages. Raynal, malgré son admiration pour les Jsuites, s'étonne qu'ils n'aient pas adopté l'inoculation, qui avait été pratiquée avec tant de succès sur les bords le l'Amazone.

Ayant ainsi résolu à sa satisfaction la question du dépeuplement du Paraguay, il entreprend un examen des reproches faits aux Jsuites au sujet des missions. Il rejette successivement les accusations d'avarice et de superstition. Cependant, il n'approuve pas entièrement le système de gouvernement des Jsuites. Il lui reproche sa séverité hiérarchique. Le passage suivant est très curieux; on y voit nettement le Jésuite qui avait jeté son froc aux orties. Nous mettons en italiques quelques phrases probantes.

"Comment un peuple entier vivait-il sans répugnance sous la contrainte d'une loi austère, qui n'assujettit pas un petit nombre d'hommes qui l'ont embrassé par enthousiasme et par les motifs les plus sublimes, sans leur inspirer de la mélancholie et sans aigrir leur humeur? Les Guaranis étaient des espèces de moines, et il n'y a pas peut-être un moine qui n'ait quelquefois détesté son habit. Les devoirs étaient tyranniques. Aucune faute n'échappait aux châtiments. L'ordre commandait au milieu des plaisirs. Le Guaranis, inspecté jusque dans ses amusements, ne pouvait se livrer à aucune sorte d'excès. Le tumulte et la licence étaient bannis de ces tristes fêtes. Ses moeurs étaient trop austères. L'égalité à laquelle ils étaient réduits et dont il leur était impossible de se tirer, éloignait entre eux toute sorte d'émulation...La privation de toute propriété n'influait-elle pas sur les liaisons les plus douces? Ce n'est pas assez pour le bonheur de l'homme d'avoir ce qu'il lui suffit; il lui faut encore de quoi donner"

(p. 288).

On sait que Raynal lui même était d'une générosité extrême.

Suit une description générale des peuples qui habitaient l'Amérique Espagnole. Selon notre abbé, le sort de tous était misérable. Il profite de cette nouvelle occasion de se permettre des déclamations dans son goût habituel. Ce n'est pas la peine d'en donner des exemples. Nous citerons cependant un passage d'une emphase et d'un goût douteux. Raynal a une espèce de vision, au cours de laquelle il voit une statue de Las Casas:

"O Las Casas! tu fus plus grand par ton humanité que tous tes compatriotes ensemble par leurs conquêtes. S'il arrivait, dans les siècles à venir, que les infortunées contrées qu'ils ont envahies se repeuplassent et qu'il y eut des lois, des moeurs, de la justice, de la liberté, la première statue qu'on y élèverait serait la tienne. On te verrait t'interposer entre l'Américain et l'Espagnol, et présenter, pour sauver l'un, ta poitrine au poignard de l'autre. On lirait sur le pied de ce monument: DANS UN SIECLE DE FEROCITE, LAS-CASAS QUE TU VOIS, FUT UN HOMME BIENFAISANT. En attendant, ton nom restera gravé dans toutes les âmes sensibles; et lorsque tes compatriotes rougiront de la barbarie de leurs prétendus héros, ils se glorifieront de tes vertus. Puissent ces temps heureux n'être pas aussi éloignés que je l'appréhende!" (p. 298).

Cette dernière phrase est assez étonnante, puisqu'ailleurs Raynal, de même que la plupart des philosophes, exprime l'espoir que l'Espagne de Charles III renoncera à la tradition inique du pays.

Le livre huitième se termine par deux passages fort développés et d'un caractère général. Le premier contient une discussion d'ensemble du gouvernement de l'Espagne dans le Nouveau Monde. Ce n'est qu'une série d'accusations et de reproches. Pas un seul jugement favorable. C'est surtout le régime ecclésiastique qui est en butte à ces diffamations.

"A l'époque où le Nouveau Monde fut découvert, un voile, tissu ou épaissi par les préjugés que la cour de Rome n'avait jamais cessé de semer, [cette métaphore ne tient pas debout], tantôt ouvertement et tantôt avec adresse, couvrait de ténèbres l'Europe entière. Ces superstitions étaient plus profondes et plus générales en Espagne" (p. 304).

Ce passage s'achève par une exhortation très longue au Pape, car, selon Raynal, c'est le chef même de l'église qu'il faut convertir. Cette exhoration n'est pas un modèle de diplomatie, comme on peut le constater dans les premières phrases:

"Renoncez, il en est temps, renoncez à cet indigne monopole qui vous dégrade et qui déshonore le dieu que vous prêchez, et le culte que vous professez. Simplifiez votre doctrine. Purgez-la d'absurdités..." (p. 312).

Le second des deux passages dont nous avons parlé traite de la décadence de l'Espagne elle-même. Cela n'a rien à voir avec l'histoire des Indes, mais nous intéresse beaucoup pour la question générale de la Légende Noire. Les causes suggérées pour expliquer cette décadence sont celles qu'on propose toujours. Et, comme toujours, l'inquisition, "cet effroyable tribunal" (p. 322) occupe une place très importante sur la liste. Raynal ne lui reproche pas ses meurtres. Au contraire, il admet que, grâce à elle, l'Espagne a évité les guerres de religion; mais il reconnaît aussi qu'elle a tué la vie intellectuelle en Espagne.

"L'Espagne ne fut, il est vrai, ni troublée, ni dévastée par les querelles de religion; mais elle resta stupide dans une profonde ignorance. L'objet de ces disputes, quoique toujours misérable et ridicule, exerce au moins l'esprit. On lit, on médite, on remonte aux sources primitives. On étudie l'histoire, les langues anciennes. La critique naît. On prend un goût solide. Bientôt le sujet qui échauffait les esprits tombe dans le mépris. Les livres de controverse passent, mais l'érudition reste" (pp. 322-323).

On décèle ici une contradiction. Raynal, qui, une trentaine de pages auparavant, avait déclaré ne voir aucun espoir immédiat dune amélioration de la condition de lEspagne, explique maintenant, avec force détails, que "l'Espagne commence à sortir de sa léthargie." C'est le titre du chapitre Trente-trois de ce livre, qui commence ainsi:

"Il nous est doux de pouvoir penser que la condition de l'Espagne devient tous les jours meilleure. La noblesse n'affecte plus ces airs d'indépendence qui embarrassait quelquefois le gouvernement. On a vu arriver des hommes nouveaux, mais habiles, au maniement des affaires publiques, qui furent trop longtemps l'apanage de la noblesse seule. Les campagnes, mieux peuplées et mieux cultivées, offrent moins de ronces et plus de récoltes. Il sort des ateliers de Grenade, de Malaga, de Sville, de Priego de Crdoba, de Tolde, de Talavera, et surtout de Valence, des soieries qui ont de la réputation et qui la méritent. Ceux de Saint-Idelphonse donnent de très belles glaces; ceux de Guadalajara et d'Escaray des draps fins et des écarlates; ceux de Madrid des chapeaux, des rubans, des tapisseries, de la porcelaine. La Catalogne entière est couverte de manufactures d'armes et de quincaillerie, de bas et de mouchoirs de soie, de toiles peintes de coton, de lainages communs, de galons et de dentelles. Des communications de la capitale avec les provinces commencent à s'ouvrir, et ces magnifiques voies sont plantées d'arbres utiles ou agréables. On creuse des canaux d'arrosement et de navigation, dont le projet, conçu par des étrangers, avait si longtemps révolté l'orgueil du ministère et celui des peuples. D'excellentes fabriques de papier; des imprimeries de très bon goût; des sociétés consacrées aux beaux-arts, aux arts utiles et aux sciences, étouffent tôt ou tard les préjugés et l'ignorance. Ces sages établissements seront secondés par les jeunes gens que le ministère fait instruire dans les contrées dont les connaissances ont étendu la gloire ou les prospérités" (pp. 330-331).

Cette dernière phrase montre l'importance de la question des espagnols à l'étranger, et surtout en France.

Le chapitre suivant traite des moyens qu'il conviendrait à l'Espagne d'employer pour "accélérer ses prospérités en Europe et en Amérique", pour employer la phraséologie de Raynal. Il croit à la possibilité du progrès en Espagne; il n'est pas de ceux qui croient que les Espagnols y sont totalement réfractaires.

"Le caractère de la nation n'oppose pas des obstacles insurmontables à ce changement, comme on le croit trop communément. Son indolence ne lui est pas aussi naturelle qu'on le pense. Pour peu qu'on veuille remonter au temps où ce préjugé défavorable s'établissait [Raynal veut-il parler du 17ème siècle?], on verra que cet engourdissement ne s'étendait pas à tout; et que si l'Espagne était dans l'inaction au-dedans, elle portait son inquiétude chez les voisins, dont elle troublait sans cesse la tranquillité. Son oisiveté ne vient en partie que d'un faux orgueil. Parce que la noblesse ne faisait rien, on a cru qu'il n'y avait rien de si noble que de ne rien faire. Le peuple entier a voulu jouïr de cette prérogative; et l'Espagnol décharné, demi-nu, nonchalamment assis à terre, regarde avec pitié ses voisins, qui, bien nourris, bien vêtus, travaillent et rient de sa folie" (p. 332).

Après l'orgueil, Raynal accuse l'esprit monacal, et le penchant démesuré pour tout ce qui a un air élevé. Nous sommes très heureux de trouver ensuite une idée apparamment originale: Raynal dit que depuis l'abaissement des grands, le peuple espagnol ne relève que du trône, qui est pour lui un objet de vénération. Cet état de choses facilite l'introduction d'une politique de despotisme éclairé, c'est à dire celle qu'avait déjà inaugurée Charles III. Grâce à cette politique, on pourra rendre le travail de nouveau honorable. Raynal veut faire pour l'Espagne ce que, dans un cas moins urgent, Voltaire avait fait pour la France.

"On verra la nation redevenir ce qu'elle était avant la découverte du Nouveau Monde, dans ces temps brillants, où, sans secours étrangers, elle menaçait la liberté de l'Europe" (p. 333).

Après avoir guéri ces maux, c'est à dire l'imagination exaltée et l'inaction, il y aurait, selon Raynal, des problèmes plus concrets à aborder. Le plus grand de ces problèmes est celui du dépeuplement; selon le recensement "très exact" de 1768, l'Espagne ne comptait que neuf millions d'habitants; les colonies n'ont que le dixième des bras qu'il faudrait pour bien les exploiter. Les remèdes à ce mal sont bien connus. Il faut réduire le nombre du clergé. Quant aux soldats, Raynal voudrait transformer en artisans les deux tiers, devenus superflus grâce à l'amitié de la France et à la faiblesse du Portugal. Il faudrait abolir "l'infâme tribunal de l'inquisition" (p. 334).

A propos de la superstition, quil faut également déraciner, Raynal exprime des vues très curieuses. On sait que le 18ème siècle méprisait lAllemagne, et que, par une confusion assez stupide, larchitecture médiévale était qualifiée de "gothique". L'anglophilie fait exception dans la vision générale, dérivée de l'époque antérieure, de la supériorité de la culture méditerranéenne sur la barbarie germanique. Or, selon Raynal, la superstition est un phénomène germanique qui a corrompu la clarté de l'esprit latin.

"Il alla s'établir peut-être une religion plus épurée, si les barbares du Nord, qui inondèrent les provinces de l'empire Romain, n'eussent apporté des préjugés sacrés qu'on ne pouvait chasser que par d'autres fables. Le christianisme vint se présenter malheureusement à des esprits incapables de le bien entendre. Ils ne le reçurent qu'avec cet appareil merveilleux, dont l'ignorance est toujours avide" (p. 334).

Voilà en effet une singulière façon d'expliquer l'amas de superstitions qui serait plus énorme en Espagne qu'ailleurs! Ces superstitions ont été encouragées par des "imbéciles remarques" et par des "prêtres fanatiques" (p. 336); elles n'auraient pas dû fleurir chez une nation qui aspirait à marcher sur les traces des Romains. De nouveau cette comparaison si curieuse, mais si fréquente au 18ème siècle, entre les Espagnols et les anciens Romains.

Il faudrait encourager l'afflux d'étrangers en Espagne et dans l'Amérique espagnole. Sans ce secours, il serait impossible de guérir des plaies dont souffre cette nation. Quand l'inquisition aura été détruite, il sera possible d'admettre en Espagne des étrangers capables, de n'importe quelle croyance. Cette diversité d'opinions ne peut être d'ailleurs qu'une source de force et de santé. C'est seulement en important "les meilleurs ouvriers, les plus habiles artistes étrangers" (p. 338) que l'Espagne pourra fonder de bonnes manufactures. Si elle cherche à le faire avec les seuls ouvriers indigènes, il faudra des siècles pour les élever à la même célérité dans le travail, à la même perfection dans l'ouvrage. Raynal croit que ce qu'il préconise ne sera realisé que dans un avenir assez lointain. Voilà, nous semble-t-il, une allusion assez claire à l'affaire Olavide. Cet ami des philosophes français, qui voulut introduire dans la Sierra Morena des agriculteurs allemands, fut accusé par l'inquisition en 1775, et condamné en 1778. Il s'échappa en France en 1780, date de cette édition de l'Histoire des Indes.

Cette allusion devient peut-être plus claire dans les paragraphes suivants, où Raynal, en suivant les théories des physiocrates, montre l'importance de l'agriculture en Espagne. La péninsule elle-même produit la laine, la soie, l'huile, le vin, le fer, la soude, les fruits, que les autre pays d'Europe sont obligés d'importer. C'est par ces produits naturels, et non pas par les produits manufacturés, où elle ne peut exceller, que l'Espagne deviendra prospère. Ce n'est pas que Raynal veuille rejeter complètement la politique d'établissement de manufactures suivie par Charles III: il veut seulement la subordonner à une politique favorable à l'agriculture. Il ose même affirmer: "le peuple cultivateur l'emportera sur les peuples manufacturiers" (p. 339). A plus forte raison, l'Espagne s'est trompée en ne cherchant dans le Nouveau Monde que les métaux précieux. Elles devrait en développer les immenses richesses agricoles. La justesse de ces vues est assez évidente.

"Qui pourrait nommer les productions que des régions si vastes, des cLimats si variés, des terrains si différents pourraient voir éclore?" (p. 341).

D'accord encore avec les théories des physiocrates, Raynal demande d'un côté la suppression des majorats et d'un autre la liberté du commerce entre les différentes parties de l'empire espagnol. Cette dernière réforme lui semblait prête à être réalisée, car une loi de 1778 avait autorisé le commerce entre tous les ports d'Espagne, et toutes les parties de l'Amérique espagnole, excepté le Mexique.

Le dernier chapitre de ce livre pose une question fort grave. Il est intitulé: "La domination espagnole a-t-elle une base solide dans le Nouveau Monde?". La réponse de Raynal est affirmative, tranchante: cette domination paraissait chanceler il y a une trentaine d'années, mais depuis lors:

"La cour de Madrid, réveillée par les humiliations et les malheurs de la dernière guerre, a fait passer au Prou des troupes aguerries. Elle a confié ses places à des commandants expérimentés. L'esprit des milices est entièrement changé dans cette partie du Nouveau Monde. Ce qui peut-être était possible ne l'est plus" (p. 352).

De la même façon, la marine espagnole a retrouvé un peu de son ancien éclat:

"Enfin, après deux siècles d'un sommeil profond, les chantiers se sont ranimés. La marine espagnole a acquis une vraie force. Les mers, qui séparent les deux mondes, se couvriront d'hommes robustes, actifs, intelligents, qui deviendront les défenseurs des droits de leur patrie, et rendront ses flottes redoutables" (p. 356).

Ce chapitre, et partant ce livre si intéressant, se clôt sur un passage qui mérite dêtre cité. Cest un des rares morceaux déloquence où Raynal ne tombe pas dans le ridicule:

"Monarques Espagnols, vous êtes chargés des félicités des plus brillantes parties des deux hémisphères. Montrez-vous dignes d'une si haute destinée. En remplissant ce devoir auguste et sacré, vous réparerez le crime de vos prédécesseurs et de leurs sujets. Ils ont dépeuplé un monde qu'ils avaient découvert; ils ont donné la mort à des millions d'hommes; ils ont fait pis, ils les ont enchaînés; ils ont fait pis encore, ils ont abruti ceux que leur glaive avait épargnés. Ceux qu'ils ont tués n'ont souffert qu'un moment; les malheureux qu'ils ont laissé vivre ont dû cent fois envier le sort de ceux qu'on avait égorgés. L'avenir ne vous pardonnera que quand les moissons germeront de tant de sang innocent dont vous avez arrosé les campagnes, et qu'il verra les espaces immenses que vous avez dévastés couverts d'habitants heureux et libres. Voulez-vous savoir l'époque à laquelle vous serez peut-être absous de tous vos forfaits? C'est lorsque, ressuscitant par la pensée quelqu'un des anciens monarques du Mexique et du Prou, et le replaçant au centre de ses possessions, vous pourrez lui dire: 'VOIS L'ETAT ACTUEL DE TON PAYS ET DE TES SUJETS; INTERROGE-LES ET JUGE NOUS'" (p. 356).

H. Monin nous dit, je ne sais pas avec quelle autorité, que le Comte d'Aranda lui-même fut un des collaborateurs de Raynal36. S'il en est ainsi, il semble fort probable que ces derniers chapitres soient de lui. D'une part, le ton général, d'un patriotisme convaincu mais éclairé, est bien typique de la mentalité d'Aranda. D'autre part, plusieurs traits semblent révéler la plume du comte philosophe, notamment l'analyse, qui se trouve à la fin du livre, de l'état de la population en Espagne. Cette analyse fut "dressée en Castille". La collaboration d'Espagnols, et peut-être du Comte d'Aranda lui-même, à la préparation de l'Histoire des Indes, est la seule explication satisfaisante de l'attitude tantôt haineusement hispanophobe, tantôt noblement hispanophile, adoptée par "l'auteur".

Le livre neuvième de l'Histoire des Indes, qui traite de "l'établissement des Portugais dans le Brsil" est écrit sur un ton bien différent de celui des livres précédents. Les morceaux d'éloquence ont presque disparu. Un esprit calme et raisonneur domine dans tout ce livre. La description de la conquête et de l'administration du Brsil n'a rien qui nous intéresse, si ce n'est une nouvelle panégyrique des Jsuites, dont l'activité magnifique dans ce pays énorme est restée célèbre.

"Ces hommes intrépides, à qui la religion ou l'ambition firent toujours entreprendre de grandes choses, se dispersèrent parmi les Indiens. Ceux de ces missionnaires qui, en haine du nom Portugais, étaient massacrés, se trouvaient aussitôt remplacés par d'autres, qui n'avaient dans la bouche que les tendres noms de paix et de charité. Cette magnanimité confondit des barbares, qui jamais n'avaient su pardonner. Insensiblement ils prirent confiance en des hommes qui ne paraissaient les rechercher que pour les rendre heureux. Leur penchant pour les missionnaires devint une passion. Lorsqu'un Jésuite devait arriver chez quelque nation, les jeunes gens allaient en foule au-devant de lui" (p. 373).

Dans les derniers chapitres de ce livre, Raynal aborde un problème qui sort du cadre de son étude, mais qui a pour nous un grand intérêt. C'est le problème de la décadence du Portugal même. Raynal affirme que ce pays autrefois grand et prospère est tombé "dans l'état de la plus grande dégradation." Il admet que "la tyrannie espagnole écrasa le royaume" (p. 446), mais elle n'eut pas, selon lui, d'effet néfaste sur l'industrie Portugaise, qui était presque aussi florissante à la fin qu'au commencement de la domination espagnole. Au contraire, Raynal soutient que ce fut la guerre prolongée de l'indépendance, et l'incertitude ainsi créée dans le commerce, qui provoquèrent la décadence de l'industrie Portugaise. Mais la cause la plus profonde de cette décadence serait l'alliance avec l'Angleterre, et plus précisément le fameux traité Methuen. Raynal décrit ensuite les mesures qu'il faudrait prendre pour que le Portugal retrouvât son éclat d'autrefois. L'essentiel, c'est de rompre avec l'Angleterre.

"Le premier pas vers le bien, ce pas ferme et vigoureux sans lequel tous les autres seraient chancellants, incertains, inutiles, peut_être dangeureux, sera de secouer le joug de l'Angleterre" (p. 452).

Ces chapitres respirent une anglophobie intense. Cela est assez compréhensible chez un Français, même philosophe, car le Portugal, en s'alliant avec l'Angleterre, avait tourné le dos à la France. D'autre part, la guerre de l'indépendance américaine battait son plein37. Raynal, ou son collaborateur, quel qu'il soit, exagère le rôle de l'alliance anglo-Portugaise, et omet complètement des causes très importantes de la décadence du Portugal. Bien que la question de l'or du Nouveau Monde soit un de ses leitmotifs, il ne dit mot de la découverte des Minas Geraes en 1693, découverte qui eut des effets funestes sur l'activité et sur l'industrie des Portugais. Nous n'entrerons pas dans une discussion détaillée de ses arguments, car le problème Portugais ne nous intéresse que par ses affinités et par ses rapports avec le problème espagnol.

Ce livre s'achève sur une note très pessimiste. Après avoir préconisé certaines réformes destinées à faire refleurir le Portugal, Raynal affirme que ce pays n'en est pas capable. Il avait perdu toute sa vitalité. Sinon, comment expliquer l'inaction du gouvernement Portugais après le tremblement de terre de 1755?

"Comment se bercer de l'espoir d'un meilleur avenir, lorsqu'on ne voit point sortir des ruines de Lisbonne un meilleur ordre de choses, un nouvel état, un peuple nouveau? La nation à laquelle une grande catastrophe n'apprend rien est perdue sans ressource, ou sa restauration est renvoyée à des siècles si reculés, qu'il est vraisemblable qu'elle sera plutôt anéantie que régénérée" (p. 466).

Or Raynal ne dit mot de la reconstruction de Lisbonne dirigée par Pombal, qui venait de tomber en disgrâce (1777) lorsque parut cette troisième édition de l'Histoire des Indes . Grâce surtout à lénergie de Pombal, la reconstruction de la capitale Portugaise sétait poursuivie lentement peut-être, mais selon un plan vraiment grandiose. La statue équestre de Joseph I, oeuvre du sculpteur J.M. de Castro, et qui couronne la grande Praça du Comércio, fut mise en place en 1775. Pourquoi Raynal ne nous dit-il rien de tout ceci? Veut-il amoindrir léclat de loeuvre de Pombal? Cela est fort possible, car notre jésuitomane devait sentir une haine profonde envers ce ministre qui sétait distingué surtout en chassant les Jsuites, dont le pouvoir au Portugal avait été immense. Il serait raisonnable dattribuer à Raynal les morceaux de ce livre où la jésuitomanie se fait jour, mais on croit voir une autre plume dans de longs passages totalement dépourvus de léloquence boursoufflée si chère à notre ancien prédicateur.

La Péninsule napparaît que beaucoup plus rarement dans les volumes trois et quatre. Le troisième volume, qui contient les livres dix à quatorze, traite des Antilles38. Raynal sintéresse beaucoup plus au rôle quy ont joué les Français et les Anglais quà celui des Espagnols. Le quatrième volume, qui contient les livre quinze à dix-neuf, est dédié à lAmérique Septentrionale, où, bien entendu, les rôles prépondérants reviennent aux Anglais et aux Français. Donc, tandis que le second volume est consacré à la conquête de lAmérique centrale et méridionale par les Espagnols et par les Portugais, les volumes trois et quatre sont dédiés à celle de lAmérique insulaire et septentrionale, colonisées surtout par les Anglais et par les Français. Dans les premières phrases du livre dixième, et partant du volume trois, Raynal se demande quelle comparaison sétablira entre ces deux groupes de colonisateurs:

"Jusqu'à présent, nous avons marché d'horreurs en horreurs, à la suite des Espagnols et des Portugais, les Anglais, les Français, les Hollandais, les Danois avec lesquels nous allons descendre dans les îles, y seront-ils moins féroces que ceux qui se sont emparés du continent? Les habitants renfermés dans ces espaces limités, subiront-ils le sort déplorable des Pruviens, des Mexicains, et des Brsiliens? Des hommes civilisés, ayant tous vécu dans leur patrie sous des gouvernements, sinon sages, du moins anciens; ayant tous été nourris dans des foyers où ils avaient reçu les leçons et quelquefois l'exemple des vertus; tous élevés au centre de villes policées où l'exercise d'une justice sévère les avait accoutumés à respecter leurs semblables, auront-ils tous, tous sans exception, une conduite que l'humanité, leur intérêt, leur sûreté, les premières lueurs de la raison prescrivent également, et continueront-ils à devenir plus barbares que le sauvage? En serai-je donc réduit à ne tracer que d'affreux tableaux? Bon Dieu! A quel ministère étais-je réservé?" (pp. 1-2).

Ce passage est au fond extrêmement curieux. Voici ce qu'il veut dire en dernière analyse: on comprend que les Espagnols et les Portugais, appartenant à des pays barbares, aient commis des excès dans le Nouveau Monde; mais les Anglais, les Français, les Hollandais, les Danois, sortis de pays bien policés, et d'une civilisation développée, est-il possible qu'ils aient agi de la même façon? Raynal constate avec peine que les hommes des pays civilisés ne se sont guère mieux comportés que les Espagnols et les Portugais. Le livre onzième est dédié à la question de l'esclavage39. Il est vrai que les Portugais inaugurèrent ce commerce, et en eurent pendant longtemps le monopole; mais les nations "civilisées" les imitèrent sans scrupules, et se livrèrent autant qu'ils purent à ce honteux trafic. Les Espagnols, pour diverses raisons, durent en général se contenter d'acheter des esclaves. Le livre douzième, intitulé "Etablissements des Espagnols, des Hollandais, et des Danois dans les îles de l'Amérique", contient des descriptions dans le style habituel de Raynal, et que nous nous dispensons donc de citer, des horreurs commises par les Espagnols au cours de la conquête de Porto-Rico, de Saint-Dominique, et de Cuba. Nous citerons cependant quelques phrases de la description des cruautés commises par les Espagnols envers les noirs qu'ils achetaient aux Gênois, "ces avares républicains".

"On doit bien penser que l'Espagnol, accoutumé à traiter les Indiens, presque aussi blancs que lui, comme des animaux, n'eut pas une meilleure opinion de ces noirs Africains qu'il leur substituait. Ravalés encore à ses yeux par le prix même qu'ils lui coûtaient, sa religion ne l'empêcha pas d'aggraver le poids de leur servitude. Elle devint intolérable" (p. 253).40

Il parut, en 1785, sous le titre de Essai sur l'administration de Saint-Dominique, une réfutation des théories anti-esclavagistes, ou plutôt une défense de la colonisation de cette île, telle que l'ont réalisée les Espagnols. Feugre attribue ce livre à Malouet 41surtout à propos de Cuba et de Saint-Dominique, Raynal revient sur une des ses idées fondamentales, idée qui montre d'ailleurs une perspicuité presque prophétique. C'est l'insistance sur la nécessité de changer d'attitude envers le Nouveau Monde. Il faut cesser de penser exclusivement à ses richesses minérales. Il faut comprendre l'immense valeur latente du sol américain, une fois mis en valeur par l'agriculture. C'est l'agriculture, et non pas les mines, affirme Raynal, qui apportera la prospérité au Nouveau Monde. L'histoire a prouvé l'exactitude de cette idée. Or, dit Raynal, si les Espagnols ne l'ont pas compris, c'est la faute du gouvernement espagnol, qui aurait dû éclairer ce peuple sobre et capable des travaux les plus durs.

"C'est calomnier les Espagnols, que de les croire incapables par caractère, de soins laborieux et pénibles. Si l'on jette un regard sur les fatigues excessives que supportent si patiemment ceux de cette nation qui se livrent au commerce interlope, on s'apercevra que leur travaux sont infiniment plus durs que ceux de l'économie rurale d'une habitation. S'ils négligent de s'enrichir par la culture, c'est la faute du gouvernement" (p. 275).

Le gouvernement espagnol a compris sa négligence, et a fait quelques pauvres efforts malavisés pour y rémédier. En 1735, il fonda une compagnie de Cuba, et vingt ans après, il créa un nouveau monopole pour Saint-Domingue et pour Porto-Rico. Mais cette société a eu une histoire lamentable, et, à l'époque où écrit Raynal, elle était sans activité. Cela montre, dit notre physiocrate, l'absurdité des monopoles. Il faudrait, au contraire, subventionner généreusement le commerce libre.

"Que la cour de Madrid se hâte d'ouvrir ses trésors; et les îles soumises à son empire se couvriront de productions" (p. 278).

Les livres quinze à dix-huit, contenus dans le volume quatre de l'Histoire des Indes, traitent de la conquête de l'Amérique septentrionale par les Français et par les Anglais. L'Espagne n'y apparaît guère. Mais, par insinuation, Raynal fait ressortir la barbarie des Espagnols. Les reproches qu'il faut faire aux Anglais et aux Français, pour nombreux qu'ils soient, ne sont point comparables à ceux que méritent les Espagnols. La raison d'être de ce contraste se trouve dans les idées physiocratiques de Raynal, que nous venons d'exposer.

"Ce n'est plus que de l'or que nos avides et cruels Européens iront chercher loin de leur patrie. Moins insensés, s'ils franchissent encore les mers, ce sera pour se soustraire aux calamités de leurs propres contrées; ce sera pour trouver le repos et la liberté; pour défricher des termes incultes; pour couvrir de filets des rives poissonneuses" (p. 1).

Le livre dix-neuvième, qui termine le quatrième volume et donc l'ouvrage entier, n'a pas de titre. Il contient quinze chapitres de considérations philosophiques sur des problèmes généraux (religion, gouvernement, politique, etc.) qui n'ont qu'un rapport extrêmement mince avec l'histoire des Indes. Il semble que Raynal ait voulu terminer son magnum opus avec un vade mecum de sa philosphie.42 Or, au cours de cet exposé, Raynal parle, à plusieurs reprises, de diverses nations. Seulement, l'Espagne n'y figure pas. C'est à dire que, pour Raynal, la civilisation espagnole est sans intérêt. Le seul élément de valeur que possède la civilisation espagnole est, selon lui, la langue castillane. Mais à quoi sert-elle, cette langue, puisque, à part Cervantes et Mariana

Mariana

l'Espagne n'a pas de littérature?!!

"L'Espagnol n'a proprement eu jusqu'à présent ni poésie, ni prose, avec une langue organisée pour exceller dans l'une et dans l'autre. Eclatante comme l'or pur, et sonore comme l'argent, sa marche est grave et mesurée comme la danse de sa nation; elle est noble et décente comme les moeurs de l'antique chevalerie. Cette langue pourra soutenir un rang, acquérir même de la supériorité lorsqu'elle aura beaucoup d'écrivains, tels que Cervantes et Mariana

Mariana

. Quand son académie aura fait taire l'inquisition avec ses universités, cette langue s'élèvera d'elle-même aux grandes idées, aux sublimes vérités où l'appelle la fierté naturelle du peuple qui la parle" (pp. 676-7).

On voit que même les hispanophobes les plus féroces du 18ème siècle ont rendu hommage à cette belle langue castillane, considérée comme un produit naturel, sans rapports avec la civilisation espagnole, qu'ils méprisaient.

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Notes

1.V. "Avertissement du Libraire" à la page 9 de la quatrième édition (La Haye 1748; toutes les références que nous donnons se rapportent à celle-ci).

2.L'Abbé Raynal, Angoulême, 1922, pp. 24 ss.

3.N'oublions pas qu'Antoine Perrenot Granvelle n'était point espagnol, mais un "français" de Besançon. Sa politique hostile à la France lui a valu l'antipathie des historiens français. Voir l'Histoire du Cardinal de Granvelle attribuée à Courchetet d'Esnas, qui parut à Paris en 1761.

4.pp. 212-3

5.pp. 222-3

6.Feugère, L'Abbé Raynal, pp. 3 ss. Diderot parle de l'admiration de Raynal pour les Jésuites dans une lettre du 5 sept. 1762 (Oeuvres Complètes, éd. Assézat, Paris, Garnier, t. XIX, pp. 122-3). Voir aussi Feugère pp. 39-40.

<7.Il faut ajouter un "que", ce qui et prouvé par le contexte, et en comparant cette phrase avec le passage correspondant des Anecdotes (I, p. 23).

8.Cette étude a eu trois éditions à part: 1763, 1766, et 1773. Voir Lunet, Biographie de l'Abbé Raynal.

9.Correspondance Littéraire, t. II, pp. 239-42 (mai 1753).

.10Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres depuis 1762 jusqu'à nos jours. Tome VI, p. 110 (20 mars, 1772), p. 117 (1 avril 1772), p. 140 (22 mai 1772).

11.id., p. 140 (30 décembre, 1772).

12.La Harpe, Oeuvres, t. X, p. 38, n. 1.

13.Index Librorum prohibitorum, Romae, Typis Vaticanis, 1900, in. 8., p. 158.

14.Fréron, L'Année Littéraire, Paris, Le Jay, in. 12, année 1775, t. IV, letter 11, pp. 234-5.

15.Voltaire à d'Argental, 26 novembre, 1775.

16.Voir Feugère, L'Abbé Raynal, pp. 186 ss.

17.Voir Feugère, Bibliographie Critique de lAbbé Raynal, pp. 32-40.

18."Arrêt de la Cour de Parlement qui condamne un imprimé ayant pour titre...etc.", 1781, p. 12 in 4 (Lyon, à l'Imprimerie du Roi").

19."Censure de la faculté de théologie de Paris, contre un livre qui a pour titre: Histoire...etc", Clousier, Paris 1781, in 4.

20.Feugère, L'Abbé Raynal, p. 287.

21.Voir Chronique de Paris, 3 juin 1791, p. 613, et Anatole Feugère, Revue d'histoire littéraire 1915, p. 409-411, et le ch. VI de son Abbé Raynal, intitulé: "L'art d'utiliser les livres: plagiat et fantaisie." Les Recherches sur les Américains et la polémique qui s'ensuivit n'a que très peu d'intérêt pour nous, puisque de Paüw s'intéresse aux indigènes en eux-mêmes, c'est à dire comme à une société primitive et étrange, et non pas à leurs rapports avec les Européens. Ceux-ci ne figurent guère dans son ouvrage, si ce n'est dans la lettre IV, de la sixième partie (pp. 292-304 du tome deux dans l'édition de Londres de 1771). De Paüw termine cette lettre consacrée au Paraguay par des phrases sur les Jésuites qui durent blesser profondément l'ancien Jésuite Raynal:

"Je n'ai pas eu le courage d'entrer dans de plus grands détails sur la malheureuse condition des habitants du Paraguay, tyrannisés par des maîtres que personne ne voudrait avoir pour valets"(p. 304).

22.Voir Feugère, L'Abbé Raynal, ch.V: "L'art d'utiliser des hommes: Raynal et ses collaborateurs".

23.Voir l'article "Raynal", de H. Monin, dans la Grande Encyclopédie.

24.Reimprimé à Madrid en 1877. Vide David Ogg, Europe in the Seventeenth Century, p. 227.

25.Merriman, Rise of the Spanish Empire, II, p. 207.

26.Sur ces encomiendas ou repartimientos, V. Bourne, Spain in America, pp. 206, 210. Selon Bourne, ce système naquit en 1495, mais devint général seulement sous Nicolás de Ovando, qui succéda à Bobadilla en 1501 comme gouverneur de l'Hipaniole.

27.Merriman, Rise of the Spanish Empire, II. p. 209. Merriman est en général d'accord avec Raynal, mais il est beaucoup moins sévère envers Bobadilla.

28.T.A. Joyce Mexican Archaeology (London 1914) pp. 26-7.

29.Rise of the Spanish Empire, III, p. 471.

30.Rise of the Spanish Empire, III, pp. 468-71.

31.Raynal écrit à tort "Consang". Son journal a été publié par Mig. Venegas, dans sa Noticia de la California (Madrid, 1757, 5 vols.). Trad. française, Histoire de la Californie (1767, 3 vols.). V. Tome III, p. 254. Raynal avait certainement lu le récit de Venegas.

32.Voir E.C. Hills, "The Quechua Drama, Ollanta", dans la Romanic Review d'avril-juin, 1914 (v. 2). Il y avait, il est vrai, un drame primitif péruvien, dont nous ne savons que peu de chose.

33.3Voir Sir Arthur Helps, Life of Las Casas (London, 1868). F.A. MacNutt Bartholomew de las Casas (1909).

34.La Gazette de Hollande avait publié des descriptions, on ne peut plus défavorables, sur l'activité des Jésuites au Paraguay. Raynal avait déjà voulu, en 1754, mais en vain, publier dans le Mercure une défense de cette activité. Cette défense lui avait été envoyée par le Père Patouillet, grand paladin de son ordre, mais qui, de même que le P. Nonnotte, serait oublié, n'était les sarcasmes de Voltaire. V. Feugère, L'Abbé Raynal, pp. 62 ss.

35.V. R.B. Cunninghame Graham, A Vanished Arcadia (William Heinemann, London, 1901). Raynal a sans doute basé son récit sur le célèbre livre de Ludovico Antonio Muratori, Il cristianesimo felice nelle missioni dei padri della compagnia de Gesu nel Paraguay (2 vols. Venise 1743-9). Il doit peut-être autant à L'Histoire de Paraguay (3 vols, Paris 1736), du père Pierre-François Xavier de Charlevoix. Malheureusement aucun de ces deux Jésuites ne connaissaient le Paraguay. Le seul livre de l'époque basé sur une connaissance personnelle et prolongée du pays est celui de Martin Dobrizhoffer, Historia de Abiponibus equestri, bellicosaque Paraquariae natione (3 vols, Vienne 1784). Il est paru trop tard pour être utile à Raynal. Au contraire, les livres hostiles aux Jésuites semblent n'avoir eu pour effet sur Raynal que de l'encourager dans sa défense de la Société. Ainsi, par exemple Ibañez, El reyno Jesuitico del Paraguay, por siglo y medio regado y oculto, hoy demostrado y descubierto, (Madrid, 1768), et le livre attribué à Carvalho e Mello, Marqués de Ponbal, traduit en français par P.O. Pinault sous le titre, La République des Jésuites, ou Paraguay renversée (Amsterdam, 1758). Ainsi que le remarque Cunninghame Graham, beaucoup d'écrivains espagnols étaient hostiles aux Jésuites, de sorte que la défense qu'en fait Raynal n'est pas une preuve d'hispanophilie. Au contraire, c'était plutôt les philosophes français, pour la plupart hispanophobes, qui louaient l'oeuvre des Jésuites au Paraguay. (Je n'ai trouvé nulle part des renseignements clairs sur Ibañez: Cunninghame Grahame le mentionne à plusieurs reprises, mais d'une façon très confuse).

36.V. l'article Raynal dans la Grande Encyclopédie. Feugère ne dit mot d'Aranda, mais cette omission n'est pas étonnante, quand on voit, par exemple, que toute la lettre O a disparu de l'Index des Noms Propres.

37.De la même façon Raynal, dans son Histoire du Parlement d'Angleterre, qui parut vers la fin de la Guerre de la Succession d'Autriche, critique systématiquement la constitution anglaise, tandis que, dans l'Esprit des Lois, qui parut à la même date, Montesquieu la loue. Feugère, L'abbé Raynal, p. 31.

38.Cette division est assez injustifiable. Il aurait été plus logique de décrire la conquête et la colonisation des Antilles avant celles du Mexique quelle précédèrent. Elles ne sont mentionnées que brièvement au commencement du livre sixième (dédie au Mexique). Il est vrai que la valeur intrinsèque des Antilles ne fut comprise que plus tard.

39.Raynal prit à Montesquieu les principaux éléments de sa campagne fort violente contre l'esclavage. Montesquieu fut le premier grand philosophe à rejeter carrément les défenses théoriques de l'esclavage. Auparavant, il n'y avait eu guère que des appels plus ou moins sentimentaux des missionnaires. Ainsi, par exemple, le P. du Tertre (Histoire Générale des Antilles, Paris, Jolly, 1667-71, 3 vols.), le P. Labat (Nouveau Voyage aux îles de l'Amérique, Paris 1722, 6 vols.), et Nouvelle Relation de l'Afrique occidentale, Paris 1728, 5 vols.) et le P. Charlevois (Histoire de l'île espagnole de Saint-Dominique, Paris 1730-1, 2 vols.).

40.De son vivant, Raynal était fort généralement accusé de s'être enrichi par la traite des noirs - et même celle des blanches! V. Feugère, L'Abbé Raynal, p. 95.

41.Voir L'Abbé Raynal, p. 364

42.42D'aucuns attribuent ce livre au collaborateur de Raynal, Alexandre Deleyre, (1726-1797), comme lui ancien jésuite, et qui fut un certain temps disciple de Monstesquieu. Cette influence est témoignée dans Le Génie de Montesquieu (Amsterdam, 1758). Feugère veut attribuer à Deleyre "les pensées les plus philosophiques" de l'Histoire des Indes (V. L'Abbé Raynal, pp. 185-6).


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