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2: La "Grande Encyclopédie" et Lespagne

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Les collaborateurs de la "Grande Encyclopédie" se sont peu intéressés à lEspagne. Cela est fort compréhensible vu le caractère de cet ouvrage, exprimé dans le titre complet: Dictionnaire des sciences, des arts et des métiers. On y trouve cependant des bribes fort curieuses. La consultation en est rendue très facile par le résumé de larticle "Espagne" dans le tome premier de la Table; on y trouvera les références nécessaires.

Larticle "Espagne" lui même dans le Tome V (p. 953, col. a-b) na dautre intérêt que davoir servi de source à Mariana, qui, dans son célèbre article "Espagne" de lEncyclopédie Méthodique la reproduit presque en entier.43 On sait que lEncyclopédie fut coupable de plagiats sans nombre. L'Abbé Raynal en dit, dans ses Nouvelles littéraires:

"C'est un plagiat, un brigandage perpétuel, et souvent ils volent les auteurs les plus obscurs...On peut appeler cela voler le tronc des pauvres" (Tome II, p. 198-9).

L'article "Espagne" n'est qu'un résumé de plusieurs passages de Voltaire, notamment de la section sur l'Espagne dans le chapitre II du Siècle de Louis XIV, dont une ou deux phrases sont reproduites plus ou moins textuellement.44 On ne pouvait guère demander un article plus original à l'auteur, qui était le Chevalier de Jaucourt, "l'esclave de l'Encyclopédie"45, dont Voltaire disait à d'Alembert: "Je m'aperçois que le Chevalier de Jaucourt a écrit les trois quarts de l'Encyclopédie. Votre ami [Diderot] était donc occupé ailleurs?".46 Louis de Jaucourt était en réalité un homme de science; il avait étudié la physique et les mathématiques à Cambridge; il a laissé surtout une Histoire de la Vie et des Oeuvres de Leibniz (Leyde, 1734). Pour l'Encylopédie il a écrit des articles fort nombreux sur des sujets très divers47, et on ne peut pas lui reprocher de nous avoir fourni sur l'Espagne des renseignements de cinquième main; la faute doit être imputée à l'encyclopédisme de l'époque. Ce qui est intéressant, c'est que de Jaucourt, réputé le plus pieux des Encyclopdistes, ne montre cependant point de sympathies dans son article "Espagne" pour la grande nation catholique.

Il étale encore plus ouvertement son mépris pour lEspagne dans larticle "Ibrie" où il dit:

"Il faut avouer que ces prétendus descendants de CRomer48 profitèrent bien mal des présents que leur faisait la nature, puisqu'ils furent subjugués successivement par tant de peuples. Ils ne profitent guère mieux aujourd'hui des avantages de leur heureux cLimat, et sont aussi peu curieux des antiquités ibériques, monuments, inscriptions, médailles, qui se trouvent partout dans leur royaume, qui le seraient les Ibriens asiatiques, habitants de la Gorgie49. On reconnaît encore les Espagnols de nos jours dans le portrait que fait des Ibriens de l'Europe; corpora hominum ad inediam...parati; dura omnibus et adstricta parcimonia. Illis fortior taciturnitaàtis cura quam vitae. Leurs corps peuvent souffrir la faim; ils savent vivre de peu, et ils craignent autant de perdre la gravité, que les autres hommes de perdre la vie."

Le long article "mahomtisme" est encore de la plume du Chevalier de Jaucourt, qui, de nouveau, puise chez Voltaire beaucoup de renseignements. Le 18ème siècle a eu une attitude assez équivoque envers les Arabes. D'un côté, il les considérait comme des monstres de fanatisme, d'un autre il les admirait comme fauteurs de la belle civilisation qui a servi de chaînon entre le monde antique et le monde moderne. Dans le premier cas, on compare le mahomtisme au christianisme, dans le second cas on les oppose, de sorte que le christianisme apparaît toujours sous un jour défavorable. Jaucourt ne parle que peu du fanatisme mahométan, mais il est plein d'enthousiasme pour la civilisation arabe. Le foyer de cette culture était l'Andalousie, et les charmes de cet Eden furent cause de la décadence, hélas, combien regrettable! de la civilisation arabe:

"Cependant les arts fleurissaient à Cordoue; les plaisirs recherchés, la magnificence, la galanterie régnaient à la cour des rois Maures. Les tournois, les combats à la barrière, sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des spectacles, des théâtres, qui, tout grossiers qu'ils étaient, montraient encore que les autres peuples étaient moins polis que ces Mahométans: Cordoue était le seul pays de l'ocCident où la Géométrie, l'Astronomie, la Chimie, la Médecine, fussent cultivées. Sanche le Gros, roi de Lon, fut obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956, entre les mains d'un médecin arabe, qui, invité par le roi, voulut que le roi vînt à lui. Cordoue est un pays de délices, arrosé par le Guadalquivir, où des forêts de citronniers, d'Orangers, de grenadiers, parfument l'air, et où tout invite à la mollesse. Le luxe et le plaisir corrompaient enfin les rois musulmans" (IX, 867 b).

Ce passage cité est copié mot pour mot, à part deux changements insignifiants, du chapitre quarante-quatre de l'Essai sur les M_urs de Voltaire. Voyez comme ces philosophes prêchent pour leur convent! Ils étaient enthousiastes du théâtre, et il leur a fallu, à tout prix, attribuer aux Arabes l'activité dramatique, qu'ils niaient aux Chrétiens. Or les érudits du 18ème siècle, comme par exemple Baretti, savaient déjà que les Arabes ne cultivaient par le drame. Quoiqu'il en soit, pour le Chevalier de Jaucourt, la Reconquista est considérée, par insinuation, comme un grand malheur.

Pour l'histoire de l'Espagne à partir de la Reconquête, il faut se rapporter au Supplément qui commença à paraître en 1776; le quatrième et dernier volume vit le jour l'année suivante:

"L'Histoire n'entrait point dans le plan du Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et de Métiers. Nous avons cru devoir la faire entrer dans ce Supplément, et en étendant ainsi la base du premier plan donner un intérêt de plus à cet ouvrage... M.M. Montigny, de Sacy, et L. Castilhon, avantageusement connus dans la république des Lettres, ont rédigé les différentes parties de l'Histoire Moderne" (Avertissement).

En effet, l'histoire n'entrait pas dans le système des connaissances sur lequel était basée l'Encyclopédie. L'article "Pelayo", qui est de Castilhon, est inspiré d'un tout autre esprit que ceux de Jaucourt. Plage est considéré comme le fondateur du royaume espagnol, tandis que les Arabes sont devenus des traîtres dont on apprend avec joie la défaite. C'est le point de vue espagnol, exprimé dans les poèmes "El Pelayo", de Lpez Pinciano (1605), "La Restauración de España" de Cristóbal de Mesa (1607), le "Pelayo" d'Alonso de Sols (1754), et dans les drames Hormesinda de Nicolás Fernndez de Moratn (1770), Pelayo de Jovellanos (1769), et surtout le Pelayo de Quintana (1805). Castilhon dit, par exemple:

"Plage suppléa par son activité, sa vigilence, ses talents, aux secours les plus indispensables qui lui manquaient; et, malgré la contrainte de sa situation, il releva même avec quelque éclat, l'ancienne constitution, et posa les fondements d'un nouvel état qui devait devenir dans la suite l'une des plus vastes, des plus riches, et des plus respectables monarchies de l'Europe" (Supp., IV, p. 274 b).

Castilhon est plus hispanophile que les Espagnols, car il refuse de croire que Favila (q.v.) le successeur de Plage, ait été, ainsi que l'affirme Mariana

Mariana

indolent et inconséquent.

Dans l'article "Ferdinand III", Castilhon, qui ne donne qu'un minimum de renseignements, chante longuement les vertus chrétiennes du saint roi.

Il est tellement imbu de l'histoire patriotique et légendaire de la Péninsule, qu'il reproduit, en s'excusant à peine, l'histoire traditionelle de la mort du roi Ferdinand IV, el Aplazado, l'Ajourné, que les frères Carvajal auraient cité, avant leur mort injuste, dans Trente jours, devant le Tribunal de Dieu.

Il est inutile de poursuivre ces recherches à travers les siècles suivants. Castilhon, qui a écrit la plupart des articles sur les rois espagnols, reproduit les légendes sur le moyen âge, accuse les Habsbourg d'être responsables de la décadence de l'Espagne, et loue la politique éclairée des Bourbons, donnant dans des lieux communs. Remarquons qu'en général le Supplément, où Diderot n'était pour rien, est beaucoup plus anondin que les volumes précédents. Les articles sur Charles Quint, Philippe II III, et IV, tout en étant défavorables, ne reproduisaient aucune des accusations violentes et romanesques que les philophes leur portaient d'habitude.

Le système des renvois pratiqué par l'Encyclopédie est illustré à merveille en ce qui concerne l'Espagne. Après les articles les plus évidents - Espagne, Ibrie, mahomtisme, puis les noms des divers roi d'Espagne - il faut, en suivant toujours la Table, se reporter aux articles les plus divers. La moitié de l'article "Pays-Bas", dû à de Jaucourt, est occupée par un calcul des sommes folles que l'Espagne dépensa, en vain d'ailleurs, pour conserver la posession de ce territoire. L'article "Bibliothèque" qui est de l'athée Diderot contient, chose curieuse, une description longue et enthousiaste des richesses contenues dans les bibliothèques, surtout ecclésiastiques, de l'Espagne. Dans l'article fort long "Chancelier - Chancellerie" on voit l'absurdité du système de l'Encyclopédie. Dans cet article sont réunis tous les renseignements sur toutes les institutions qui n'ont de commun que le nom. A propos des chancelleries de Castille et de Grenade, l'auteur renvoie au livre de L. de Vayrac, L'Etat Présent de l'Espagne (Tome II, Livre III, p. 180).

Dans le long article "inquisition", qui est surtout une attaque féroce contre l'Espagne, nous retrouvons le Chevalier de Jaucourt tel que nous le connaissons:

"Il faut que le génie des Espagnols eût alors quelque chose de plus impitoyable que celui des autres nations. On le voit par les cruautés réfléchies qu'ils commirent dans le nouveau monde: on le voit surtout par l'excès d'atrocité qu'ils portèrent dans l'exercice d'une jurisdiction où les Italiens ses inventeurs mettaient beaucoup de douceur. Les papes avaient érigé ces tribunaux par politique, et les inquisiteurs espagnols y ajoutèrent la barbarie la plus atroce" (VIII, p. 774 b.).

Le principal fauteur de cette institution inhumaine fut le monstre Torquemada. Quels ont été les résultats de l'inquisition?

"Il faut encore attribuer à l'établissement de ce tribunal cette profonde ignorance de la saine philosophie, où l'Espagne demeure toujours plongée, tandis que l'Allemagne, le Nord, l'Angleterre, la France, la Hollande, et l'Italie même ont découvert tant de vérités, et ont élargi la sphère de nos connaissances...Jamais la nature humaine n'est si avilie que quand l'ignorance est armée du pouvoir; mais ces tristes effets de l'inquisition sont peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu'on nomme auto-da-fé , actes de foi, et des horreurs qui les précèdent."

Suit une description d'un auto-da-fé qui rappelle celle donnée par Voltaire dans son Candide. Le Chevalier de Jaucourt a, dans cet article encore, ainsi qu'il l'avoue au commencement, puisé son inspiration chez Voltaire. L'article affirme en conclusion que c'est une honte que l'Espagne n'ait pas encore aboli l'inquisition:

"Il est permis d'avancer, avec l'auteur de l'Esprit des Lois, que si quelqu'un dans la postérité ose dire qu'au 18ème siècle tous les peuples de l'Europe étaient policés, on citera l'inquisition pour prouver qu'ils étaient en grande partie des barbares; et l'idée qu'on en prendra sera telle qu'elle flétrira ce siècle, et portera la haine sur les nations qui adoptaient encore cet établissement odieux" (p. 776 a).

L'article "Laine", qui est encore du Chevalier de Jaucourt, traite très longuement de ces laines de l'Espagne qui faisaient l'admiration du 18ème siècle, sur lesquelles les voyageurs en Espagne se sont largement étendus dans leurs écrits, et que la France voulut faire siennes en important des moutons espagnols. Mais, même dans cet article où le ton de l'admiration prédomine, le Chevalier de Jaucourt revient à son sujet de prédilection: déjà, au temps des Romains, dit-il, Columella, à Cadix, avait élevé ces moutons, mais cet art se perdit pendant plus de treize siècles à cause de l'ineptie des Espagnols; enfin Pierre IV put le réintroduire vers le milieu du 15ème siècle, uniquement grâce à l'aide d'un aimable prince arabe.

Le Chevalier de Jaucourt ayant été chargé d'écrire l'article "Monastère", il fallait bien qu'il profitât de l'occasion pour critiquer l'Espagne. Si elle se dépeuple, c'est, dit-il, à cause du nombre excessif des monastères. C'est, affirme-t-il, l'avis des Espagnols eux-mêmes, et il cite un passage des Empresas de Saavedra Fajardo pour le prouver. Ici, de nouveau, Jaucourt rappelle ce qu'en dit Monsieur de Voltaire.

L'article "Vin" est également du Chevalier de Jaucourt. Presque tous les voyageurs en Espagne au 18ème siècle ont loué des vins du pays. De Jaucourt avoue qu'ils ont, grâce aux procédés tout spéciaux auxquels ils sont soumis, un goût particulier et très agréable. Mais il les regarde avec méfiance, et affirme que l'usage fréquent en est dangereux, et qu'ils peuvent causer des maux inguérissables.

Le même Jaucourt a écrit également l'article "Talavera", qui, chose absurde, consiste presque exclusivement en une étude assez longue du jésuite Mariana

Mariana

né à Talavera. Il semble l'admirer surtout comme un dénonciateur de la corruption espagnole:

"Il ne s'était pas trompé en annonçant que les abus qu'il représentait, plongeraient l'Espagne dans de grands désordres" (XV, p. 861 a).

L'article "Amérique" dans le Supplément est divisé en deux parties - histoire et géographie. La première fut écrite par le géographe Hollandais Corneille de Pauw (1739-1799) l'auteur des Recherches philosophiques sur les Américains (Berlin, 1768-9). Elle contient une attaque très véhémente contre la conduite des Espagnols en Amérique. Les seuls Européens qui se soient établis en Amérique sans y commetre "de grandes injustices et des actions infâmes", ce sont les Quakers (Supp I, p. 352 b). De Pauw admet que Las Casas exagère beaucoup lorsqu'il affirme que ses compatriotes avaient égorgé cinquante millions d'Indiens. C'est que Las Casas était non pas un défenseur héroïque des opprimés, mais un ambitieux misérable, qui avait intérêt à fausser la vérité:

"il voulait établir en Amérique un ordre sémi-militaire, sémi-ecclésiastique; ensuite il voulait être grand-maître de cet ordre, et faire payer aux Américains un tribut prodigieux en argent: pour convaincre la cour de l'utilité de ce projet, qui n'eut été utile qu'à lui seul, il portait le nombre des Indiens égorgés à des sommes innombrables" (id).

Malgré l'élément d'exagération qu'il y a chez Las Casas, la conduite des Espagnols en Amérique est toujours un exemple incroyable de cruauté:

"La vérité est que les Espagnols ont fait déchirer plusieurs sauvages par de grands lévriers et par une espèce de chiens dogues, apportée en Europe du temps des Alains: ils ont encore fait périr un grand nombre de ces malheureux dans les mines et les pêcheries à perles, et sous le poids des bagages, qu'on ne pouvait transporter que sur les épaules des hommes, parce que sur toute la côte Orientale du nouveau continent on ne trouva aucune bête de somme ni de trait, et ce ne fut qu'au Prou qu'on vit des lamas. Enfin ils ont exercé mille genres de cruauté sur des caciques et des chefs de horde qu'ils soupçonnaient d'avoir caché de l'or et de l'argent: il n'y avait aucune discipline dans leurs petites troupes, composées de voleurs, et commandées par des hommes dignes du dernier supplice, et élevés pour la plupart dans la dernière bassesse; car c'est un fait qu'Almagre et Pizarre ne savaient ni lire ni écrire."

Les victoires emportées par les Conquistadores sont d'autre part toutes naturelles, puisque l'Amérique avait une population très éparse, dépourvue d'armes, et par conséquent facile à vaincre. C'est à dire que de Pauw nie aux Conquistadores même cette intrépidité, cette hardiesse que presque tous les historiens leur concèdent. L'Amérique était en effet si dépeuplée que les Espagnols auraient pu s'y établir sans détruire aucune peuplade (p. 353 b). Ils auraient dédommagé les Indiens du vol de leur territoire en leur apportant les bienfaits de la civilisation. Car les Espagnols ont bien volé le territoire américain. Grotius, Lauterbach, et Titius, affirmaient qu'on n'acquiert pas la propriété d'un pays en y chassant, en y faisant du charbon de bois, ou en y puisant de l'eau, que ce n'est que la démarcation précise des limites, et l'intention de cultiver ou la culture déjà commencée, qui fondent la possession. Plusieurs jurisconsultes s'étaient appuyés sur ces théories pour justifier la conquête de l'Amérique par les Européens, puisque les Indiens n'y cultivaient point de la terre, et n'en étaient donc pas les propriétaires. Selon de Pauw, ces arguments n'ont aucune valeur, puisque la chasse équivalait à la culture pour les Indiens, qui d'autre part avaient construit des cabanes. Les Espagnols ont donc été coupables de vol lorsqu'ils se sont emparés du territoire américain. Le Pape Alexandre VI a par conséquent commis une erreur grave, lorsque, par sa bulle de 1493, il a donné tout le continent et toutes les îles de l'Amérique au roi d'Espagne. Il savait bien qu'il donnait ainsi des terres qui appartenait à d'autres, puisque, dans sa donation, il spécifie les villes et les châteaux: "civitates et castra in perpetuum, donamus." On peut donc affirmer que les souverains pontifes ont leur part de responsabilité dans toutes les déprédations et dans tous les massacres que les Espagnols ont commis en Amérique, "où ils citaient cette bulle d'Alexandre VI, toutes les fois qu'ils poignardaient un cacique, et qu'ils envahissaient une province" (id). La cour de Rome n'a jamais révoqué cet acte de donation. Au contraire, certains théologiens ont voulu le justifier en soutenant que les Américains n'étaient point des hommes. De Pauw montre que cette affirmation est basée sur une ignorance lamentable. Quoiqu'il en soit, le résultat de la conquête de l'Amérique par les Epagnols a été désastreux. De Pauw ne voit que du mal même dans les missions, qui, en général, ont obtenu grâce auprès des historiens:

"Il n'y a point dans tout le nouveau-monde une peuplade américaine qui soit libre, et qui pense à se faire instruire dans les lettres; car il ne faut point parler des Indiens des missions; puisque tout démontre qu'on en fait plutôt des esclaves fanatiques, que des hommes" (p. 354 a).

L'article "Argent" est de Diderot. C'est surtout une dissertation technique sur les principes de l'économie. A propos de l'or et de l'argent du Nouveau Monde, Diderot croit que les Espagnols se sont trompés. Ils auront une grande déception quand ces métaux précieux, en devenant plus communs, perdront leur valeur. Diderot cite comme authorité l'Esprit des Lois.

Les Espagnols ont commis presqu'autant d'horreurs dans les Pays-Bas qu'au Nouveau Monde. Reportons nous à l'article "Harlem", qui est du Chevalier de Jaucourt:

"En 1573, elle [la ville de Harlem] fut obligée, après une défense admirable, de se rendre aux Espagnols à discretion: ceux-ci firent pendre les magistrats, les pasteurs, et plus de quinze cents citoyens; ils traitèrent et celle ville et les Pays-Bas comme ils avaient traité le Nouveau-Monde. La plume tombe des mains quand on lit des horreurs qu'ils exercèrent: on en conserve encore les planches gravées en bois dans le Pays" (VIII, 49 b).

Même dans les guerres contre les Arabes, les Espagnols se sont comportés, non comme des patriotes chrétiens, selon la tradition espagnole, mais comme des êtres sans honneur et sans scrupules. Le Chevalier de Jaucourt ne peut écrire un article sur la plante qui s'appelle Thora, sans affirmer que les Espagnols employaient ce poison dans leurs guerres contre les Arabes. C'est bien à tort, affirme de Jaucourt, qu'on accuse les malheureux Vaudois d'avoir trempé la pointe de leurs épées et de leurs dards dans le suc de cette thora qui croît en abondance dans les montagnes de Savoie et du Pimont. Les Vaudois combattaient pour leurs vies, leurs biens, et leur religion; ils n'avaient trempé leur épée que dans la rage et la vengeance.

"Mais ce qu'il y a de plus vrai, c'est que les Espagnols, dans le temps que l'arbalète était leur arme principale, empoisonnèrent réellement leurs flèches, comme ils firent en 1570, dans leurs combats contres les Maures, en se servant du suc d'une espèce d'aconit qui croît au voisinage de Grenade, et qu'on nomme par cette raison dans le pays, herbe d'arbalète. L'effet de ces deux poisons est de produire des vertiges, des engourdissements, l'enflure du corps, et la mort" (XVI, p. 297 a).

Cette accusation correspond à celles que l'on fait aujourd'hui sur l'emploi des gaz dans la guerre. De Jaucourt ne se demande pas quelle était la conduite des Arabes. En tout cas, cette tirade contre l'Espagne n'a pas un rapport suffisant avec le sujet de l'article, la thora. On voit que toutes les occasions de médire de l'Espagne étaient bonnes.

Les Espagnols ont toujours été féroces dans la guerre. Dans l'antiquité ils se servaient de ces fameuses épées (gladius hispaniensis) avec lesquelles, selon, ils coupaient des bras entiers, enlevaient des têtes et faisaient des blessures terribles.50

En effet, les Espagnols sont des barbares dépourvus de génie. Ils ont profité de l'intelligence des autres. L'Italie a produit Cristophe Colomb; l'Espagne s'en est assez servi, mais n'a su envoyer après lui que des êtres infames comme Pizarro, Almagro, et Corts, qui sont coupables des crimes les plus horribles. C'est ainsi que s'exprime le Chevalier de Jaucourt dans l'article "Navigateur". Il considère au contraire les marins Portugais et anglais comme des hommes remarquables.

Quoi de plus ridicule que des hommes de cette espèce veuillent se parer de titres compliqués et imposants? Au 18ème siècle, on s'est souvent moqué de cette manie des Espagnols. Dans l'article "Titre", de Jaucourt rappelle à ce propos une histoire amusante:

"Parmi les Européens, les Espagnols surtout affectent d'étaler aussi des titres longs et fastueux. On sait que Charles V ayant ainsi rempli de tous ses titres la première page d'une lettre qu'il adressait àFranois Premier, ce prince ne crut pouvoir mieux en faire sentir le ridicule qu'en se qualifiant: François, par la grâce de Dieu, bourgeois de Paris, seigneur de Vanvres et de Gentilly, qui sont deux petits villages au voisinage de Paris."

Les femmes espagnoles sont aussi barbares que les hommes. L'auteur anonyme de l'article "Bucaros ou Barros" décrit cette espèce de terre argileuse, et puis il affirme très sérieusement:

"Les dames espagnoles se font une habitude si enracinée de mâcher et de prendre continuellement du bucaros, qu'on prétend que la pénitence la plus sévère que les confesseurs de ce pays-là puissent imposer à leurs pénitentes, est de s'en priver seulement pendant un jour."

On sait que ce racontar a provoqué une indignation profonde parmi les lecteurs espagnols de l'Encyclopédie.

Il est évident qu'un peuple si misérable n'a pas de littérature qui mérite d'être nommée. Une grande littérature aurait pu naître dans la Péninsule, mais cette race abjecte n'a pas senti le souffle de l'inspiration. L'histoire espagnole était très propre à inspirer une épopée, mais l'Espagne n'en a produit aucune. C'est Marmontel qui l'affirme dans l'article "Poésie" (Supplément, IV): "je compte pour peu de chose...la Araucana et dans la Lusiade même, le poète Portugais n'a que très peu de beautés locales" (p. 434). Mais cette stérilité s'explique facilement:

"L'Espagne plongée dans l'ignorance et dans la superstition ne s'est jamais assez passionnée en faveur de la poésie pour faire prendre à l'imagination des poètes le grand essor de l'épopée" (id).

De la même façon, la tragédie aurait dû fleurir en Espagne où les passions sont très fortes:

"L'amour étant lui-même en Espagne plus fier, plus fougueux, plus jaloux, plus sombre dans sa jalousie, et plus cruel dans ses vengeances que dans aucun autre pays du monde" (id).

Or ce théâtre si riche en possibilités n'est jamais devenu une réalité, car, selon Marmontel, même "Lopez" de Vega et Calderón, quoiqu'ils fussent nés pour tenir leur place auprès de Molière et de Racine, ont été dominés par "la superstition, par l'ignorance, et le faux goût des Orientaux et des Barbares, que l'Espagne avait contracté" (sic), de sorte qu'ils n'ont rien produit de bon:

"L'héroïsme espagnol est froid; la fierté, la hauteur, l'arrogance tranquille en est le caractère; dans les peintures qu'on en a faites, il ne sort de sa gravité que pour donner dans l'extravagance: l'orgueil alors devient de l'enflure; le sublime, de l'ampoulé; l'héroïsme, de la folie. Du côté des moeurs, ce fut donc la vérité, le naturel qui manquaient à la tragédie espagnole; du côté de l'action, la simplicité et la vraisemblance. Le défaut du génie espagnol est de n'avoir su donner des bornes ni à l'imagination, ni au sentiment. Avec le goût barbare des Vandales et des Goths, pour des spectacles tumultueux et bruyants où il entrât du merveilleux, s'est combiné l'esprit romanesque et hyperbolique des Arabes et des Maures: de là le goût des Espagnols. C'est dans la complication de l'intrigue, dans l'embarras des inCidents, dans la singularité imprévue de l'évènement, qui rompt plutôt qu'il ne dénoue les fils embrouillés de l'action; c'est dans un mélange bizarre de bouffonnerie et d'héroïsme, de galanterie et de dévotion, dans des caractères outrés, dans des sentiments romanesques, dans des expressions emphatiques, dans un merveilleux absurde et puérile, qu'ils font consister l'intérêt et la pompe de la tragédie. Et lorsqu'un peuple est accoutumé à ce désordre, à ce fracas d'aventures et d'inCidents, le mal est presque sans remède: tout ce qui est naturel lui paraît faible, tout ce qui est simple lui paraît vide, tout ce qui est sage lui paraît froid" (p. 434 a-b).

Il y a évidemment du vrai dans tout cela, mais admettons que c'est une description remarquable, par son insuffisance, de la poésie espagnole.

C'est encore à Marmontel qu'on doit l'article "Lyrique". Il revient à sa marotte; la poésie sublime aurait pu, aurait dû naître en Espagne. Si elle ne s'est pas développée, il faut l'attribuer aux causes que l'on sait. Mais cette fois, Marmontel admet de rares exceptions:

"En Espagne nul encouragement, et aussi nul succès pour le lyrique sérieux et sublime, quoique la langue y fût disposée. On ne laisse pourtant pas de trouver dans les poètes Espagnols quelques odes d'un ton élevé; celle de Louis de Lon sur l'invasion des Maures est remarquable"

(Supplément III, p. 821 b).

Après cette kyrielle d'injures, c'est avec beaucoup de gratitude qu'on lit les louanges accordées à la langue espagnole. Il n'est pas étonnant de les trouver dans l'article "Langue", qui semble être de Nicolás Bauze (1717-1789). Grammairien et catholique fervent, il a écrit une Exposition abrégée des preuves historiques de la religion chrétienne (Paris, 1747). Il devait donc nécessairement avoir des sympathies pour la nation archicatholique. Il dit: "On remarque dans l'espagnol que les mots y sont longs, mais d'une belle proportion, graves, sonores, et emphatiques comme la nation qui les emploie" (IX, p. 292 a-b). Puis il raconte l'anecdote qui attribue à Charles Quint une comparaison entre les langues européennes, dans laquelle la prière, la conversation avec Dieu revenait à l'espagnol. C'est au contraire avec un certain étonnement, et par conséquent avec gratitude, qu'on lit les louanges que Marmontel accorde à la langue espagnole, dans l'article "Poésie", si défavorable, ainsi que nous l'avons vu, à la littérature de l'Espagne. De cette langue Marmontel dit qu'elle "est nombreuse, sonore, abondante, majestueuse, figurée et riche en couleurs" (Supplément IV, p. 434 a).

La seule chose qui trouve pitié aux yeux des Encyclopdistes est donc la langue espagnole. Tout le reste est condamné en bloc. Il serait impossible d'écrire une description plus défavorable de l'Espagne. Elle aurait provoqué une réaction bien plus violente si, au lieu d'être éparse dans une série d'articles, elle avait été réunie en un seul morceau. L'âme de l'hispanophobie de l'Encyclopédie est cet homme considéré pieux et modéré que fut le Chevalier de Jaucourt.

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Notes

43Voir notamment les passages qui commencent "LEspagne", soumise tour à tour par les Carthaginois, par les Romains...Charles-Quint son successeur forma le projet de la monarchie universelle...Le vaste projet de monarchie universelle, commencé par cet empereur...Sous Philippe III...Philippe IV, héritier de la faiblesse de son père...Enfin lInquisition...Peu puissant au dehors, pauvre et faible au-dedans. Ce serait sans doute un évènement bien singulier..."

44"La grandeur espagnole ne fut plus, sous Philippe III, qu'un vaste corps sans substance, qui avait plus de réputation que de force" est devenu "Sous Philippe III, la grandeur espagnole..."; le passage "Philippe IV, héritier de la faiblesse de son père, perdit le Portugal par sa négligeance, le Roussillon par la faiblesse de ses armes, et la Catalogne par l'abus du despotisme" est reproduit tel quel.

45Belin, Le Mouvement Philosophique, p. 54.

46Ducros, Les Encylopédistes, p. 76.

. 47Voir l'Avertissement du Tome VIII:

"Que ne nous est-il permis de désigner à la reconnaissance publique tous ces habiles et courageux auxiliaires! Mais puisqu'il n'en est qu'un seul que nous ayons la liberté de nommer, tâchons du moins de le remercier dignement. C'est M. le Chevalier de Jaucourt. Si nous avons poussé le cri de joie du matelot lorsqu'il aperçoit la terre, après une nuit obscure qui l'a tenu égaré entre le ciel et les eaux, c'est à M. le Chevalier de Jaucourt que nous le devons.", etc.

48Cromer. Le premier des sept fils de Japhet. On a fait descendre de lui les peuples les plus divers, y compris les Espagnols, peut-être par confusion avec la célèbre tribu berbère appelée également, "Cromer".

49Dès l'antiquité, les écrivains se sont posé le problème des rapports entre les Ibères d'Espagne et ceux du Caucase. Quelques écrivains, notamment l'historien jésuite Fidel Fita y Colomer, ont soutenu que les deux peuples ibères ont une origine commune, mais il est plus probable que l'identité de nom soit une pure coincidence.

50Voir l'article Epée, dans le Supplément, II, p. 814 a.


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