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10: Henry Swinburne, (1743-1803)

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Henry Swinburne n'a laissé, malgré une vie dédiée aux études, surtout artistiques, que deux ouvrages importants. Tous deux sont des récits de voyages, le premier en Espagne, l'autre dans l'Italie méridionale. Le second de ces deux livres, Travels in the Two Sicilies, in the years 1777, 1778, 1779, and 1780, est sans doute le plus connu. 175 Le premier volume parut en 1783, le second en 1785. Il en sortit une seconde édition en 1790. Une traduction française vit le jour en 1785, grâce aux soins de La Borde. La même année, J.R. Foster publia à Hambourg une version allemande.

Mais c'est le premier de ces deux récits de voyage, Travels through Spain in the Years 1775 and 1776, qui nous intéresse pour notre sujet. De retour à Bayonne en juin 1776, Swinburne envoya le récit manuscrit de son voyage, que nous décrirons plus loin, à Samuel Henley, qui le publia à Londres en 1779. 176

Dans la Préface de ce livre, Swinburne déclare franchement qu'il avait eu, dès le commencement, l'intention d'écrire une étude sur l'Espagne. Il ne cherche point d'excuses pour justifier son ouvrage. Il le considère comme une nécessité, puisque, selon lui, il n'y avait aucune description satisfaisante de la péninsule Ibrienne.

"The travels through Spain that have appeared in print are either old and obsolete, consequently in many respects unfit to convey a proper idea of its present state; or only relations of a passage through particular provinces, where the authors had neither time nor opportunity to procure much information" (p. iv).

Swinburne nous donne, dans ses lettres, plus de renseignements sur ses intentions. Il avait à peine entrepris son voyage en Espagne quand parut les Travels through Portugal and Spain de Richard Twiss. Ce fut à Barcelone que, dans une lettre, Swinburne eut la première nouvelle du livre de Twiss. C'est ainsi qu'il s'exprime dans la lettre VII de ses Travels through Spain, datée de Barcelone, le 12 novembre, 1775:

"I have not met with the book you mention, nor indeed ever heard of Mr. Txx 'till now. By your account, he has not been in this part of Spain, therefore my letters as yet convey something new to you; perhaps, even in those provinces where he has travelled, the difference of our dispositions, studies and pursuits, may strike out a sufficient fund of variety for my future correspondance, to make it entertaining to you though you have read his tour. I am sure I shall be no plagiarist; for it is highly improbable the book should fall in my way for some time to come."

Remarquons en passant que ces phrases font croire à l'authenticité de cette correspondance, qui semble à première vue fictive, selon la convention de l'époque.

Swinburne donc craignit d'abord que son projet n'eût été rendu inutile, mais il fut complètement rassuré en lisant le livre de Twiss, qui, selon lui, ne valait rien. C'est ainsi qu'il s'exprime dans une lettre à son frère, datée de Cadix le 14 janvier 1776 177 :

"The publication of a pompous book on Spain, by Mr. Twiss, damped my ardour when I heard of it; but upon the perusal of the work my colour came again, and the resolution has become doubly strong in me. It is scarcely possible to write a more shallow, pedantic, catch-penny book than that, and I think a plain, unaffected tour may go down after his bombast and trifles. I have besides drawn every antiquity, city, and remarquable view, in my way, with great attention and accuracy, which Mr. Twiss' prints are greatly deficient in."

Swinburne revient à la charge dans une lettre écrite à un certain Mr. B - qui est probablement son beau-père, Edward Bedingfeld -, et datée de Cadix le 25 janvier 1776. 178

"The publication of Twiss' book, I apprehended, would render my plan abortive; but on seeing it, I found his views few in number, and so wretchedly designed and executed, as to convey hardly any idea to me of the places he has meant to represent. My intention is to avoid all attempts at humour and witticisms, all trivial and puerile remarks, and accounts which can only interest myself - such as dinners, and names of people that have been civil to us, trifling acCidents, etc., which constitute the principal part of Twiss' book. The rest is made up of quotations, blunders, and nonsense. I never read so silly a book, Baretti's not excepted."

Remarquons que Swinburne est très injuste envers Baretti, et surtout envers Twiss, dont le livre a une importance que nous avons dêjà relevée.

Swinburne, on le voit, ne sintéresse point à lanecdotique, aux péripéties individuelles. Il tombe parfois, il est vrai, dans lanecdotisme, mais il sen excuse (p. 111).

"What I should wish to compass is to give a faithful, clear, gentlemanlike account of everything remarkable in this kingdom; and I have been fortunate enough to procure a great deal of authentic information from the principal Spaniards to whom we brought letters of recommendation in every tour, and who are much fonder of talking and acquainting one with everything about their country than the French themselves." 179

L'idéal de Swinburne est, on le voit, classique; il doit cela probablement à son éducation en France. Sur le frontispice des Travels through Spain est inscrit le vers de Boileau: "Rien n'est beau que le vrai; le vrai seul est aimable." Il y a, malgré tout, un certain élément romantique chez Swinburne, surtout dans son intérêt à la civilisation arabe.

Le livre de Swinburne eut un réception chaleureuse. Le Gentleman's Magazine 180 , qui en publia un long extrait, le commenta dans des termes très favorables:

"This work...seems to afford as good a description of Spain as any we have hitherto perused."

Cette même revue est encore plus encomiastique dans la notice nécrologique qu'elle publia en 1803 181 ; on y dit de Swinburne:

"He was the first who brought us intimately acquainted with Spain, and the arts and monuments of its ancient inhabitants."

Swinburne prétendait lui-même être le premier dans ces études, mais, comme nous l'avons vu, cette prétention était très injuste. Les Travels through Spain obtinrent un assez gros succès pour être republiés en 1787; cette seconde édition contenait un supplément où Swinburne décrit la continuation de son voyage de Bayonne à Marseille. Ce supplément, pour intéressant qu'il soit, sort du cadre de notre étude. Des éditions abrégées des Travels de Swinburne parurent en 1806 et 1823. 182 Gibbon lut avec plaisir le récit de notre voyageur et le cite à plusieurs reprises dans les notes de son Decline and Fall of the Roman Empire.

En France également, le livre de Swinburne eut une réception très favorable. Il fut traduit en français par Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) 183 . Selon Gilles Boucher de la Richarderie, il y eut une contrefaçon de "cette belle édition". Citons d'autre part le commentaire publié en 1808 par Boucher dans sa Bibliothèque Universelle de Voyages (III, p. 396):

"Ce voyage est le seul où l'on trouve des notions étendues sur la Catalogne, celle de toutes les provinces de l'Espagne où le commerce a le plus d'activité. Aucun voyageur aussi n'a décrit d'une manière aussi attachante le royaume de Grenade. Les autres parties de l'Espagne ont été décrites avec plus de développement dans les Voyages qui ont paru depuis celui-ci. Les remarques du voyageur, en général, sont aussi judicieuses que fines; et dans cette relation, il se montre un meilleur observateur encore que dans son voyage de Naples et de Sicile."

Et Boucher de citer longuement, de même que le Gentleman's Magazine, mais en traduction française, le passage sur la Catalogne.

Cependant, les critiques ne manquaient pas. Swinburne l'avoue lui-même dans la préface de ses Travels in Two Sicilies (pp. vi-viii):

"Some critics, I am told, have imputed as a blemish to my Letters on Spain, that I was rather an exact describer of still life, than an acute delineator of characters and manners. To this charge I can only answer that having detected former writers in many errors, which they had fallen into through hastiness, misconception, or credulity, it was natural I should give into the opposite extreme, and, by advancing nothing but what I had vouchers for, lay myself open to an accusation of excessive caution, and consequent dullness. I am apprehensive the same censure will be passed upon my present publication; but I choose to imitate the satisfactory dryness of an authentic Gazette, rather than, like a sprightly Morning Paper, amuse and mislead by interweaving a thousand pleasing impostures with half-a-dozen real facts."

Les critiques qui se firent entendre en Angleterre et en France ne sont rien en comparaison avec la réaction violente que ce livre provoqua en Espagne. Typiques à cet égard sont les paroles de D. José Nicolás de Azara, dans la préface qu'il écrivit pour la seconde édition du livre de "Guillermo" Bowles sur la Géographie Physique de l'Espagne. Les paroles d'Azara sont citées entièrement par Antonio Ponz, dans le Prologue du premier volume du Viaje fuera de España (pp. xv-xx). Ponz déclare que c'est à bon escient qu'il étale tout ce linge sale. Il n'est pas de ceux qui ont pour devise quieta non movere.

"Por quanto es conveniente que los nacionales y estranjeros se desengañen del indigno modo con que nos tratan ciertos Escritores, se deben repetir sus calumnias, e injusticias, publicarlas, e impugnarlos muy a menudo, y dar de este modo a conocer la mala fe, y modo que han tenido de tratarnos" (p. xv).

Swinburne, nous l'avons vu, se vantait surtout de l'exactitude peut-être même trop scientifique de ses renseignements. Azara les considère comme fort peu solides.

"Parece que aquella nación [les Anglais] se ha empeñado en describir la España con particular interés; y aunque el Señor Swinburne le haya dado informes de que no debe fiarse, a lo menos la habrá divertido con una infinidad de observaciones hechas por Ventas y Posadas, en el estilo que se requiere para ridiculizar nuestro gobierno, nuestras costumbres y muestra Religion sin embargo de que él dice profesa la misma."

Nous reviendrons sur la question importante de l'attitude de Swinburne envers la religion catholique et envers l'ancien régime en général. Azara se gausse de la rapidité extraordinaire avec laquelle Swinburne acquit ces renseignements si sûrs. Celui-ci nous donne même beaucoup de détails sur l'armée espagnole; il est vrai que presque tous ces détails sont faux. Azara de moque du journal, extrêmement prolixe, de l'expédition espagnole contre Alger, que Swinburne a compris dans sa narration (Lettre V). Il ridiculise également le résumé de l'histoire de Catalogne qui se trouve dans la lettre trois. Azara ajoute:

"Jamás omite ninguna de las importantísimas observaciones que se deben hacer sobre mesoneros y mesoneras, sus trajes etc. No se le olvidan las guitarras, y el fandango."

Cette observation est singulièrement injuste, puisque, comme nous l'avons vu, Swinburne a fait un grand effort précisément pour éviter l'élément anecdotique, infiniment plus grand chez les autres voyageurs tels que Twiss et Baretti.

Azara considère le livre de Swinburne comme offensif envers l'Espagne. C'est surtout l'attaque très violente contre Valence qui le blesse. Cependant, selon Azara, tout le livre est injurieux.

"En general toda España le parece estúpida hasta el letargo, pobre, puerca, zelosa, y melancólica. Por no morir de hipocondría tomó el partido de ir a recrearse en el paraíso de Gibraltar. Donde quiera que halla un Inglés le parece un Angel, y le sirve para realzar el retrato de los Españoles. Con el mismo fin habla infinito de los Moros, de su historia y de su Arquitectura, especialmente en Córdoba y Granada; y se remonta en elogios de aquelle nación sublime, para humillar la nuestra: pues ya se deja conocer que partido sacaremos en el cotejo."

Ainsi que nous le verrons, cette dernière observation est très juste.

Swinburne ayant raconté que son valet de chambre avait été enfermé pendant deux jours pour peigner la perruque d'une image de la Vierge, Azara s'étonne de la crédulité de l'Anglais.

Swinburne est coupable surtout de mensonges par omission. Il ne dit rien, affirme Azara, du travail sérieux, admirable même, qui a été accompli en Espagne pendant ces dernières années. Il ne dit rien des académies, des bibliothèques, des cabinets d'antiquités et d'histoire naturelle, du jardin botanique, du musée des beaux arts, des manufactures, des routes en voie de construction, etc. C'est à cause de cette 'ignorance' que Swinburne juge si durement l'Espagne et les Espagnols. Il affirme par exemple, qu'il n'y a pas plus savant qu'un gentilhomme anglais, et qu'un espagnol qui sait le grec passe pour un phénomène extraordinaire. Les prétentions de Swinburne quand à l'exactitude, etc., sont-elles donc justifiables?

"Con todo eso nos dice el Señor Swinburne en el Prólogo, que va a hacer una descripción de España tan completa, interesante, exacta y verdadera, que hará olvidar todas quantas relaciones se han publicado hasta ahora de ese país."

Enfin, Azara accuse Swinburne d'ingratitude. Il est vrai que notre voyageur exprime sa reconnaissance envers les Espagnols pour les bontés dont il leur est redevable, mais cette gratitude est insuffisante en vue de l'hospitalité extraordinaire qu'il reçut d'abord de la société de Madrid où Azara affirme l'avoir vu, puis, pendant un séjour qui dura deux ans, de la colonie espagnole de Rome, où Azara, ministre du Roi d'Espagne, le vit également. Swinburne aurait pu montrer une reconnaissance sincère en parlant de l'Espagne sur un ton plus respectueux, et plus aimable.

La critique d'Azara se termine par le paragraphe, déjà cité, où le "Señor Enrique Swinburne, Escudero" est qualifié ironiquement de "Autor del último, exacto y completo Viaje de España".

Qu'y a-t-il de vrai dans ces éloges et dans ces critiques?

La famille de Henry Swinburne 184 était de tradition catholique. Dans la notice nécrologique publiée par le Gentleman's Magazine, ce "celebrated traveller" est qualifié de "youngest son of the late Sir John S., bart, of Capheaton, in Northumberland, the long-established seat of the ancient Roman catholic family." Sa mère, Marie, appartenait également à une famille catholique, celle des Bedingfeld d'Oxburgh, dans le Norfolk 185 . Chose assez incompréhensible, notre Henri, qui naquit en 1743, fit ses premières études dans une école protestante, celle de Conton (près de Catterick, dans le Yorkshire), qui avait été fondée en 1720 par un certain Leonard Robinson, et qui avait une constitution nettement anglicane 186 . Ce fut sans doute pour mettre fin à cette transaction avec l'hérésie que les parents de Swinburne l'envoyèrent bientôt, pour continuer ses études, au monastère français de La Celle 187 . Une fois terminées ses études générales, Swinburne s'adonna à la littérature et à l'art, qu'il étudia à Paris, à Bordeaux, à Turin, et dans d'autres villes Italiennes; c'est à dire en France et en Italie, deux pays de tradition catholique. Il rencontra à Paris la jeune fille qu'il épousa en 1767 dans la ville très catholique d'Aix-la-Chapelle. Elle s'appelait Martha Baker, et appartenait presque certainement aux ouailles du Pape puisqu'elle faisait ses études à Paris dans un couvent de nonnes ursulines. Ce fut en compagnie de Sir Thomas Gascoigne, qui appartenait à une vieille famille catholique, que Swinburne fit son voyage en Espagne (1775 à 1776). Notre voyageur et sa femme furent considérés dans les pays papistes comme un ménage très catholique, et ce fut en grande partie cela qui leur valut la faveur des cours soumises à Rome, notamment de celle de Vienne. L'impératrice Marie Thérèse concéda à Mme Swinburne l'ordre féminin de la Croix Etoilée. L'Empereur Joseph se fit porter parrain du fils de ce ménage anglais, qui reçut pour cette raison le prénom de l'empereur. Il faut admettre que les qualités sociales de Swinburne ne pouvaient que plaire dans cette cour si élégante. Hannah More, qui rencontra Swinburne dans la société londonienne en 1783, le décrit ainsi:

"...a little gentell young man. He is modest and agreeable; not wise and heavy, like his books." 188

Ce fut grâce à une lettre de présentation de la cour de Vienne que Swinburne put, en 1783, pendant un séjour à Paris, parvenir jusqu'à la reine Marie-Antoinette. Ce fut par elle qu'il obtint la concession de toutes les parties incultivés de l'île de St. Vincent, ce qui lui valut une dispute avec Pitt. Swinburne séjourna de nouveau à Paris de 1786 à 1788. La faveur de Marie-Antoinette ne diminua point. Elle s'intéressa surtout au fils aîné de notre voyageur, elle l'enrôla parmi ses pages, et le confia aux soins particuliers du Prince de Lambesc. La Révolution changea tout cela, et les malheurs s'abattirent de tous côtés sur le pauvre Swinburne. Nous ne suivrons pas les étapes de sa décadence jusqu'à sa mort, survenue en 1803. Il ressort de notre résumé que Swinburne, né d'une famille catholique, reçut une éducation catholique, et séjourna surtout dans des pays catholiques comme l'Italie, l'Autriche, et la France.

Il est possible, probable même, que pendant sa jeunesse Swinburne fût un partisan convaincu de l'ancien régime et surtout un fils fidèle de l'Eglise. Quoi qu'il en soit, il cessa bientôt d'être et l'un et l'autre, et se laissa gagner par les idées libertines. Nous en avons la preuve surtout dans ses lettres, dirigées pour la plupart à son frère Sir Edward Swinburne, et datées à partir de mars 1774. Elle furent publiées en 1841 par Charles White sous le titre de The Courts of Europe at the Close of the Last Century 189 . Ces lettres furent réimprimées en 1895. Elles sont assez connues en France, puisque des extraits nombreux en ont été publiés par Philarète Chasles (Etudes sur la Littérature de l'Angleterre, pp. 67-74), et par Albert Babeau (Voyageurs en France, pp. 351-6 et La France et Paris sous le Directoire, pp. 261-99).

En 1774, quand Louis XV râlait, Swinburne fut frappé par l'apathie de Paris et par le manque total de vitalité dans l'ancien régime.

"Everything in this capital has worn the aspect of dullness and anxiety. No one could be totally indifferent whilst the life of the Grand Monarque was at stake; though it astonished me and all strangers to see how little the generality of the natives seemed to care about the event."

En lisant ces lettres si intéressantes, on a une impression écrasante d'affaissement et de vacuité dans la société. L'église catholique y jouait un rôle absurde. Swinburne se gausse (p. 21) des chanoines de Sainte Genevière qui avaient exposé leurs reliques dans l'espoir d'obtenir la guérison du roi, et qui, après sa mort, durent, tous penauds, les remettre en place.

Cependant, Swinburne n'était pas encore assez frondeur ni assez au courant des choses d'Espagne pour comprendre le mérite du grand Comte d'Aranda, qu'il rencontra parmi la foule de diplomates qui faisaient antichambre à Versailles.

"In this antichamber the envoys of Europe were assembled, decorated with ribbons of all colours, and crosses and keys of all metals. Among the rest the famous Aranda, late president of Castile; but now, to the astonishment of everybody, ambassador to the court of France, by his own request. He was the king of Spain's right hand when he planned the expulsion and destruction of the Jesuits, and his coming here seems to forebode some mischievous designs hatching in Spain against the peace of Europe, perhaps of England; yet some think Aranda only chose the journey to take off the shock of an approaching disgrace."

Viennent ensuite des lettres relatives au voyage en Espagne. Nous en avons déjà cité les passages relatifs au projet général du livre de Swinburne. Nous citerons bientôt ceux qui complètent le récit même de notre voyageur.

Le ménage Swinburne fit ensuite un séjour en Italie. La description de la cour de Naples fait penser aux tableaux de Goya.

"The queen has something very disagreeable in her manner of speaking, moving her whole face when she talks, and gesticulating violently. Her voice is very hoarse, and her eyes goggle. She has acquired a roundness in her shoulders, and is very fond of showing her hand, which is beautiful. If she sees or suspects the king to be taken with any woman, she plagues her life out, is in horrid humour, and leaves no stone unturned to break off all connexion between them; whether from real jealousy, or apprehensoni of losing the power she has over her husband which is very great since she has got quit of old Tanucci. The king cries out in vain that his case is very hard, that he cannot go where he pleases, etc."

Swinburne se gausse également du catholicisme Italien. Il raconte le cas vraiment comique du timide prince de Stigliano. Nommé vice-roi de Sicile, il fut reçu chaleureusement par la populace de l'île, qui se mit à crier "Viva Maria! muora l'Inferno!" Le vice-roi, croyant entendre "Muora il governo", fut saisi de convulsions violentes, et dut être transporté dans une sacristie voisine. Swinburne se moque ailleurs de la superstition du peuple napolitain. Il regrette l'anticlérical Tanucci.

"The politics of this court are very strange, and, in compliance with the bigotry of his most Catholic Majesty, Tanucci's projects of undermining the power of the church are quite knocked on the head."

Cet esprit anticlérical ne le brouilla pas avec le Pape, qui était à l'époque Pie VI. Madame Swinburne et ses enfants furent présentés au Pontife, qui leur donna le pied à baiser, et qui le lendemain envoya à cette catholique anglaise des bijoux extrêmement jolis (I, p. 209).

Le côté positif de l'esprit frondeur de Swinburne ressort dans la description de sa visite à Lucca. Il dit qu'il aurait voulu embrasser la devise de cette ville: "Libertas". Il désirerait même qu'au lieu du porto santo, le bonnet et le bâton de la liberté fussent inscrits sur les monnaies luccaines.

Or quelles sont les réactions de Swinburne pendant son voyage à travers la Péninsule, dont voici l'itinéraire? Ayant laissé sa femme et ses enfants à Tarbes, notre voyageur, accompagné de Sir Thomas Gascoigne, se dirigea vers le passage oriental des Pyrénées par Toulouse, Narbonne, et enfin Perpignan, d'où il écrivit sa première lettre (suivant la convention de l'époque, le récit de Swinburne est divisé en quarante-quatre lettres). La seconde lettre est écrite de San Celoni (à mi-chemin entre Girone et Barcelone); Swinburne y était arrivé par le col de Petuis et le fort de Bellegarde - la nouvelle route qui franchissait le port était, selon notre voyageur, un chef d'oeuvre de construction - par la Junquera, par Figueres, et par Girone. Les lettres trois à neuf sont écrites de Barcelone. Swinburne aurait voulu y aller par le chemin de la côte, mais l'obstination de son cocher, qui voulut absolument traverser l'intérieur du pays, le priva de la vue des villes et des Orangeries situées au bord de la mer. De Barcelone à Cartagène, passant par Valence et Alicante, il suivit la côte de la Méditérranée, s'internant, quand il le fallait, dans l'intérieur des terres. A Cartagène il abandonna définitivement la côte, et, par Lorca, Baza, et Guadix, il atteignit Grenade, qu'il décrit longuement, à cause de l'attraction spéciale qu'avait pour lui la civilisation arabe. Il retrouva la côte à Málaga. Par Antequera, Osuna, Lebrija, et Xérez, il parvint jusqu'à Cadix. De Cadix il entreprit un voyage circulaire, passant par Gibraltar jusqu'à Madrid. De la capitale espagnole il atteignit la frontière ocCidentale des Pyrénées par Ségovie, Valladolid, Burgos et le Pays Basque.

La note anticléricale est un bourdon perpétuel dans le récit de Swinburne. La première ville espagnole qu'il visite, Girone, lui sembla assez agréable. Seulement, dit-il, avec raison d'ailleurs, les églises, et surtout la cathédrale, sont "plus noires que des cavernes" (p. 6).

Notre catholique mangea sans scrupules, bien que ce fût un vendredi, des perdrix qu'on lui apporta dans l'auberge de San Celoni. Il s'étonna de ce que les paysans espagnols fissent gras les vendredis. Cela prouve qu'il ne savait rien de la bulle papale, concédée par le pape Pie V en 1571 après la bataille de Lepante, et qui permet encore aux Espagnols de ne faire maigre qu'en carême. Swinburne prétend que la servante de l'auberge mit sur la table une image, bien habillée, de la Vierge, pour racheter ce péché. Il est évident que Swinburne se trompe; sa plaisanterie n'a donc pas de sens.

Quoi de plus ridicule, demande notre catholique, que le théâtre religieux espagnol? Un de ses amis avait vu, à San Lúcar, un auto sacramental intitulé "La Conversion de Sainte Barbe". Un moine, pour prouver à la future Sainte le mystère de la Trinité, ramassa dans la main trois plis de son habit, et puis les laissa tomber!

Swinburne et son compagnon visitèrent, de Barcelone, le monastère de Montserrat. Ils trouvèrent le paysage féérique, mais l'hospitalité des moines pitoyable; Swinburne la compare à celle montrée par Justice Shallow envers Sir John Falstaff, dans la pièce "Henri IV" de Shakespeare. Montserrat est, en tout cas, un sanctuaire de la superstition. Vers 1772, le roi Charles III avait proposé aux moines du couvent de les délivrer de l'obligation d'héberger et de nourrir, pendant trois jours, tous les pèlerins qui venaient adorer l'image de la Vierge; par contre, les moines devraient payer une somme annuelle pour le maintien de la maison des pauvres de Barcelone. Les moines crurent que ce changement porterait préjudice à leurs intérêts. L'image de la Vierge, courroucée, disparut de l'autel, et s'envola dans la caverne où on l'avait autrefois découverte; elle refusa de se laisser remettre en place jusqu'à ce que la réforme proposée eût été rejetée. C'était, bien entendu, un stratagème des moines pour soulever l'indignation de la populace, qui se laissa facilement tromper. Car, affirme Swinburne, le peuple espagnol n'est pas assez éclairé pour pénétrer ces ruses. La fondation même de Montserrat repose sur une légende grotesque; et Swinburne de raconter, plus brièvement que Baretti, la légende du Fray Juan Garín, légende qu'il compare à celle publiée par le Spectator d'un santón turc et de la fille du sultan. L'Encyclopedia Britannica dit, dans l'article sur Montserrat, que Fray Juan Garín était "a notorious sinner, who ended his days in the practice of revolting penances at Montserrat". Un étonnement burlesque s'empare de Swinburne lorsqu'il voit la quantité incroyable d'ex-votos (qu'il qualifie de "trumpery") présentés à la statue miraculeuse de la Vierge. Cependant Swinburne ne se moque pas des hermites eux-mêmes. Il décrit longuement, presque avec enthousiasme, leurs retraites, perchées dans les crevasses de la montagne; il semble trouver que les hermites complètent admirablement un tableau romantique.

Malgré tout, le fanatisme religieux est bien plus marqué dans les autres provinces espagnoles qu'en Catalogne, où il y a, grâce à Dieu, une tiédeur religieuse comparable à celle du midi de la France. Cependant, on y trouve encore certaines pratiques religieuses plutôt grotesques. Le premier novembre, par exemple, c'est à dire la fête de la Toussaint, les Catalans courent de maison en maison, et dans chaque foyer ils mangent des marrons; ils croient que pour chaque marron qu'ils avalent avec la foi et la piété nécessaires, une âme est délivrée du purgatoire. [En principe, ils devraient le faire le lendemain, le Jour des Morts].

L'inquisition a perdu sa vigueur antique, surtout en Catalogne. Le Saint Office, même dans les cas graves, se contente d'un avertissement la première fois, et seuls ceux qui persistent dans le péché ou dans l'hérésie, risquent d'être mis en prison. Tout espagnol doit donner chaque année une garantie de l'ortodoxie de sa famille et de ses domestiques; sinon, il doit quitter le pays. Les maisons des protestants étrangers sont laissées en paix. Tout Juif qui entre en Espagne doit théoriquement faire une déclaration à l'inquisition, qui nomme immédiatement un familier pour l'accompagner partout, auquel il doit payer chaque jour une pistole. Mais en réalité les Juifs ne se déclarent pas. Ils descendent toujours chez des Juifs, qui sont nombreux en Espagne, et qui déroutent l'inquisition par des manifestations exagérées de catholicisme; ils ornent leurs maisons d'une quantité incroyable d'images, de reliques, de lampes, etc., et fréquentent fort assidûment l'église de la paroisse.

Swinburne ne croit même pas à la vertu des moines. Il cite comme un cas notoire de vie luxurieuse celle des Bernardins établis près de Reus. Ils sont seigneurs d'un domaine immense; les femmes et les filles de leurs vassaux sont toutes soumises à leurs plaisirs. Une femme honnête qui entrerait dans leur territoire sans la protection nécessaire courrait un risque évident. Il y a quelques années, raconte Swinburne, un groupe de jeunes officiers assez dissolus en voulaient à ces moines. (Voici un cas du phénomène très curieux que nous avons souvent relevé dans l'Espagne du 18ème siècle - l'hostilité entre militaires et ecclésiastiques). Les officiers visitèrent le domaine des moines, accompagnées d'un groupe de prostituées ordinaires habillées en femmes du monde; ils les laissèrent pendant quelque temps pour grimper sur les hauteurs. Quand ils revinrent, les moines avaient fait de leur mieux. Pendant bien des mois les révérends pères durent se faire soigner par les barbiers des alentours, qui purent enfin les guérir! On pourrait ajouter le cas, cité beaucoup plus loin par Swinburne, du moine carmélite qui s'enamoura d'une jeune femme dont il était le confesseur, et qu'à la fin, par jalousie, il assassina.

A l'encontre des moines, plongés dans la dissipation, les prêtres séculiers, et notamment les évêques, mènent une vie d'une austérité admirable. Ils ne dépensent pour eux-mêmes qu'une petite partie de leur revenu; le reste est sacrifié en aumônes. Un cas très notable de cette vie vertueuse est offert par l'évêque de Tortosa, que Swinburne rencontra peu avant de pénétrer dans la ville. Mais notre catholique est fort difficile à satisfaire. S'il n'admire pas la licence des moines, il n'approuve guère davantage l'austérité des évêques, qui, dit-il, ne fait qu'encourager la paresse et la mendicité. Il vaudrait mieux, affirme Swinburne, que les prélats espagnols fussent aussi dépensiers et aussi grands seigneurs que les prélats français, car alors leur argent coulerait dans les poches, non pas des paresseux, ni des dissolus, mais des honnêtes artisans.

L'Eglise espagnole, loin de protéger les arts, a souvent fait preuve d'une barbarie iconoclaste. C'est ainsi que, de l'aveu même d'Emmanuel Martí, doyen d'Alicante, le théâtre romain de Sagonte avait été presque détruit pour fournir de la pierre pour la construction des couvents.

Swinburne passa une nuit a Játiva, qui n'est pour lui que le lieu de naissance de 'ce monstre' ("that monster") Rodrigue Borgia, qui devint pape sous le nom d'Alexandre Six.

Notre catholique assez peu dévot entra dans l'Espagne pieuse un peu plus loin, près d'Elde, peu avant Elche. Jusqu'ici, affirme-t-il, les paysans l'avaient salué avec un simple "Dios guarde usted".

"But here they begin, twenty yards before they come up to you, and bawl out as loud as they can Ave Maria purissima; to which you are expected to answer, either Sin pecado concebida, or Deo gratias."

Nous avons déjà signalé, à propos des critiques de Nicolás de Azara, l'épisode du valet de chambre et de la perruque de la Vierge. A Alicante également, le clergé voulut interdire l'opéra Italien, auquel il attribuait la sécheresse qui affligeait la région. Heureusement, il se mit soudain à pleuvoir, et le clergé oublia son dépit contre cet amusement diabolique!

A Málaga, Swinburne alla à l'opéra Italien, fort médiocre d'ailleurs. Le tintement d'une sonnette se fit entendre de la rue; c'était le saint sacrement qui passait. L'acteur qui chantait interrompit un moment son fade couplet amoureux, et tout le monde s'agenouilla. Un moment plus tard, l'acteur reprenait sa chanson érotique.

L'église espagnole, qui encourage la mendicité d'une façon si néfaste, n'a aucune idée de la charité. Cela ressort clairement à Cartagène, où les criminels chrétiens, qui sont peut-être coupables, il est vrai, d'un crime quelconque, et les esclaves Arabes, qui ne le sont probablement pas, sont traités avec une brutalité que est tout à fait incompatible avec la charité chrétienne (Lettre XVII).

Comment applaudir la Reconquête, qui a été l'oeuvre principale de l'église espagnole, si elle n'a apporté que la misère et l'oppression à des régions autrefois florissantes et libres? Dans la lettre vingt-deux, Swinburne esquisse une comparaison navrante entre le royaume de Grenade avant et après la Reconquête. Il va jusqu'à accuser l'église espagnole de malversion dans cette affaire. Même en 1726, affirme-t-il, l'inquisition, agissant avec la permission du gouvernement, emprisonna, puis dispersa dans toute l'Espagne, trois cent soixante familles, parmi les plus riches de Grenade, sous l'accusation de mahomtisme secret. Elle confisqua leurs biens, dont la valeur était de douze millions de couronnes; de cette somme, personne n'entendit plus parler!

Swinburne déteste tout l'élément sombre, mélancolique, de la religion espagnole. Il alla de Cadix à Gibraltar au mois de mars 1776. Les juifs qui habitaient, nombreux, le rocher britannique, faisaient fête; "a fine contrast with the gloominess of lent, a few miles to the north of us" commente Swinburne.

La capitale du catholicisme espagnol est Tolde. L'atmosphère cléricale de cette ville, dont les discussions baroques à propos du rite mozarabique sont typiques, déplaît profondément à Swinburne. C'est sans doute pour cette raison qu'il évite de parler longuement de cette ville, sous prétexte qu'elle a été décrite déjà par presque tous les voyageurs en Espagne. Il recommande également, comme source de renseignements sur cette ville, l'"admirable" Vie de Charles V de William Robertson.

Un petit scandale fort curieux avait porté la confusion dans les milieux ecclésiastiques et traditionnels. Le frère du roi, Don Luis, qui avait été archevêque et cardinal, s'était déCidé à épouser une jeune fille aragonaise, de naissance humble, mais dont la beauté l'avait frappé lorsqu'il la vit courir à travers les champs en train de chasser des papillons. Comme don Luis avait une collection d'histoire naturelle, cette ressemblance de goûts l'avait frappé! Le roi consentit difficilement à ce mariage. A la suite de cette affaire, les autorités déCidèrent de changer complètement les lois du mariage, qu'elles rendaient moins libres. Swinburne se déclare nettement du côté de don Luis, qui est, dit-il, un homme charmant, chéri de tout le peuple. Swinburne ne doute point que son ménage sera heureux.

Cette espèce d'anticléricalisme chez Swinburne aurait dû trouver l'occasion classique de se manifester à propos de l'Escurial. Notre Anglais n'aime pas trop le bâtiment, il fait voir la contradiction essentielle qu'il y a entre la partie vivante, qui est excessivement sombre et austère, et la partie morte, c'est à dire le Panthéon, qui est gaie et somptueuse; mais il ne débite point de ces plaisanteries faciles si chères aux autres voyageurs (Lettre XLIII).

La seule consolation de Swinburne est que la religion catholique en Espagne se meurt presque à vue d'oeil. Le catholicisme espagnol n'est qu'une formule qui se vide peu à peu.

"I was surprised to find them so much more luke warm in their devotion than I expected; there is in Spain as little true moral religion as in any country I ever travelled through, although none abounds more with provincial protectors, local Madonnas, and altars celebrated for particular cures and indulgences...The people here trouble themselves with very few serious thoughts on the subject; the burning zeal which distinguished their ancestors above the rest of the catholic world, appears to have lost much of its activity, and really seems nearly extinguished."

Swinburne conseille de ne pas perdre cette belle occasion d'ôter du pouvoir à l'Eglise espagnole, qui n'a plus de racines profondes dans le peuple.

"It is hard to ascribe bounds to the changes a crafty, steady, and popular monarch might make in ecclesiastical matters. The unconcern betrayed by the whole nation at the fall of the Jesuits is a strong proof of their present indifference."

En somme, Swinburne demande au gouvernement des Bourbons de poursuivre, avec une énérgie redoublée, leur politique anticléricale. Mais, en ce moment, dit-il dans une note, le gouvernement espagnol fait juste le contraire; les discussions religieuses ou plutôt anti-religieuses étant devenues excessivement libres dans les cafés de Madrid, le Roi avait fait venir l'Inquisiteur Général et lui avait sévèrement reproché son inaction. A la suite de cette démarche, l'inquisition s'est mise de nouveau à sévir.

L'ancien régime en Espagne semble à Swinburne presque aussi grotesque qu'en France ou à Naples. Le château du Moro ayant été pris d'assaut par les Anglais, et le gouverneur, don Luis Velasco, ayant été tué, le roi eut l'idée ridicule de donner au frère de celui-ci le titre de Conde del Asalto! C'est sans doute une ironie que le seul des rois espagnols que Swinburne défende soit Pierre le Cruel! Il ne mérite guère, dit-il, sa mauvaise réputation. Les Andalous l'appellent généralement el Justiciero, surnom beaucoup plus mérité que el Cruel. Quant aux fameux Grands d'Espagne, qu'ils sont petits maintenant!

"The Grandees, one or two excepted, are diminished by a series of distempered progenitors to a race of pigmies, which dwindles away for lack of heirs, and tends gradually to an union of all the titles and estates upon the heads of one or two families."

Swinburne se rend compte du rôle important que joua l'Espagne dans l'Empire romain, et la splendeur qu'elle atteignit alors. Il s'intéresse vivement aux antiquités romaines qu'il voit dans la Péninsule. Il décrit d'une façon assez détaillée celles de Barcelone. Une comparaison entre l'Espagne antique et l'Espagne chrétienne, assez défavorable pour celle-ci, est insinuée dans la description que nous donne Swinburne des belles collines qui entourent Barcelone. Dans le jardin, "vraiment romantique", du couvent des Capucins qui se trouve perché sur les pentes de Sarriá, l'eau pure de la montagne jaillit des yeux d'une Vierge en pierre ou des stigmates d'un Saint François. Il y a une certaine ironie dans les phrases de Swinburne. Il ajoute que dans l'antiquité, lorsque de nombreuses villas romaines couronnaient ces hauteurs, l'eau devait jaillir des seins des Grâces et du carquois du Dieu de l'Amour. C'est une comparaison à la Leconte de Lisle entre la santé antique et la mélancolie malsaine du moyen âge.

Sur la route de Montserrat à Martorell, Swinburne admira, à la tête du pont, l'"Arche d'Hannibal", qu'il décrit, et dont il publie, en face, une gravure, ma foi, pas trop mauvaise, qu'il fit lui-même. Il nous donne également une description et une gravure de l'Arche de Torre den Barra, près des Villafranca del Panadés. Cette fois, Swinburne admet qu'il a consulté l'España Sagrada du Père Henrique Florez. Deux pages plus loin, nous avons une description et une gravure du monument romain qui se trouve près de Tarragone, et connu traditionnellement sous le nom de 'Tombeau des Scipions'. Swinburne ne nous dit guère rien au contraire des antiquités de Tarragone elle-même, qui lui paraît une ville misérable, et dont il semble s'être enfui aussi vite que possible. De même, à Sagunte, après une description de plusieurs pages, il avoue que les antiquités romaines qu'il y vit étaient négligeables. Il cite, quant au théatre, les lettres latines d'Emmanuel Martí, doyen d'Alicante, écrites vers 1720.

Entre Cadix et Gibraltar, Swinburne visita les pauvres ruines de la ville de Carteia, où Gnaeus, fils de Pompée, s'était réfugié après la bataille de Munda. De Sville, Swinburne fit une excursion à Italica. Il eut une grosse déception; les ruines étaient réduites à très peu de chose.

Il ne vit guère plus de monuments romains, sauf le chef d'oeuvre de l'architecture romaine en Espagne - l'acqueduc de Ségovie - qui lui arracha des phrases d'admiration. Il se déclare incapable de résoudre les problèmes archéologiques que ce monument soulève, mais, quant à la valeur esthétique, il le déclare supérieur même au Pont du Gard (p. 405).

L'Espagne retrouva, dépassa même, sa splendeur antique sous les Arabes. Swinburne en trouva des traces, pour la première fois, dans le royaume de Valence. Il attribua une bonne partie des fortifications de Sagonte aux Arabes, dont il décrit (p. 91) les principes architecturaux. Encore plus notables sont les traces de l'agriculture arabe dans la huerta de Valence.

"All the grounds are divided into small compartments by water channels, the work of the Moors, who understood the art of watering land to the utmost perfection. The ruinous state these drains are now in, proves the indolence and inferiority [remarquons ce mot] of the present proprietors; what little skill they still show in agriculture is nothing but the traditional remains of the instruction left by their masters in husbandry, the Arabians" (p. 93).

Mais c'est surtout dans sa description de Grenade que Swinburne étale son admiration pour la culture arabe. Cette description remplit six lettres, de la vingtième à la vingt-cinquième. Swinburne n'accorde à aucune autre ville d'Espagne une description aussi longue et aussi détaillée. La lettre vingt est un résumé de l'histoire de Grenade, surtout, ce qui est naturel, pendant la domination arabe. Swinburne a tiré la plupart de ses renseignements des historiens granadins.

Dans la lettre suivante, Swinburne raconte d'une façon qui a dû plaire à Washington Irving, à supposer qu'il l'ait lue, la plus célèbre et peut-être la plus romantique des légendes Arabes; en effet, elle a reçu sa forme la plus connue d'un des plus grands des romantiques français, de Chateaubriand, après avoir été racontée, en anglais par John Dryden dans son drame The Conquest of Grenada, et par Thomas Percy, tous deux cités par Swinburne. Je veux dire la légende du "Dernier des Abencerrages".

La lettre vingt-deux contient une description de la vie grenadine sous les Arabes. Swinburne montre la tendance générale à exagérer la prospérité qui la caractérisait.

"Granada, while governed by its own kings, the last years excepted, seems to have enjoyed greater affluence and prosperity than ever it has done since it became a province of Spain."

Il affirme que la comparaison entre les deux époques fait soupirer. Il puisa ses renseignements chez un vieil officier très au courant de la question, et dans des livres, tels que le manuscrit arabe conservé à la Bibliothèque de l'Escurial intitulé "Histoire de Grenade, par Abi Abdalah ben Alkalibi Absaneni", dont Swinburne cite les premières pages, dédiées à la description de Grenade et de ses environs. Le triomphe de la Croix a provoqué à Grenade une décadence totale.

"The glories of Granada have passed away with its old inhabitants; its streets are choked with filth; its aqueducts crumbled to dust; its woods destroyed; its territory depopulated; its trade lost; in a word, everything, except the church and law, in a most deplorable situation."

La lettre vingt-trois est dédiée à l'Alhambra, dont Swinburne décrit longuement les salles féériques. Cette description est illustrée d'un plan, de trois gravures simples, de deux gravures de double page, et d'une planche donnant des exemples de chapiteaux, de colonnes et de tympans. Tout cela fut gravé par Swinburne lui-même.

Que le contraste est pénible quand on descend dans la ville même, qui est décrite dans la lettre XXIV! Swinburne n'y voit que saleté et misère. Seuls les curés, et surtout la foule d'avocats attachés à la Chancellerie de Grenade, mènent une vie assez opulente. Les bâtiments (de construction chrétienne) sont détestables. Les historiens de l'architecture contemporains ont un point de vue tout à fait différent. Voir le beau livre de Earl E. Rosenthal, The Cathedral of Granada (Princeton University Pres, 1961). Par contre, dit Swinburne, les hauteurs derrière l'Alhambra, décrites dans la lettre vingt-cinq sont - surtout le Généralife - délicieuses.

Pour avoir une connaissance plus directe du monde arabe, Swinburne pensait, de Gibraltar, faire une excursion en Afrique. D'abord il voulait visiter Tetuan, mais, quelques Anglais ayant outragé une femme arabe, le Sultan avait défendu aux Chrétiens de s'approcher de la ville sainte. Swinburne ne put visiter même pas Tanger et ses alentours, car les vents contraires empêchaient les vaisseaux de traverser le détroit. Notre voyageur dut abandonner complètement son projet.

Il retrouva la civilisation arabe en Espagne. D'abord à Sville. La capitale andalouse lui plut beaucoup, et ses restes Arabes ne lui semblèrent guère inférieurs à ceux de Grenade (p. 254). De Sville il alla à Cordoue. Cette route lui parut la meilleure qui'il eût vue en Espagne. Elle est trop bonne, insinue-t-il, pour être de construction espagnole. Il faut que ce soit une route arabe, restée intacte depuis la domination musulmane, car il est certain que les Espagnols auraient été incapables de la réparer. On sait, en effet, que, de même que les Romains, les Arabes soignèrent beaucoup le réseau routier d'Andalousie. Quant à Cordoue elle-même, Swinburne fait la même comparaison qu'il fait pour Grenade entre la partie arabe, écho d'un passé brillant, et la partie moderne, où la misère la plus morne s'étale péniblement.

"Having thus marked out the little that modern Cordola has to show, give me leave to carry you back to more remote times; to a period, when it figured to much greater advantage on the theatre of politics and commerce."

On a l'impression, ainsi que l'affirme Nicolás de Azara, que Swinburne cherche surtout à faire ressortir la misère de l'Espagne chrétienne grâce à des comparaisons fort défavorables avec l'Espagne arabe. La lettre Trente-quatre contient un long résumé de l'histoire de Cordoue sous les Arabes, et de Medina Azahara. La lettre Trente-cinq nous donne une description détaillée, et illustrée par des gravures et des plans, de la mosquée de Cordoue. Cet édifice est, dit Swinburne, d'une fantaisie étonnante; on n'y trouve à critiquer que les additions chrétiennes, et la présence, sur un autel, du cadavre d'un enfant; il meurt chaque année à Cordoue des centaines d'enfants trouvés, dont les cadavres sont exposés en attendant l'enterrement sur cet autel de la Mosquée.

A propos de la Cathédrale de Burgos, Swinburne discute l'un des grands problèmes qui agitaient les archéologues de l'époque. Le nom de gothique, appliqué à l'architecture du moyen âge chrétien, avait été rejeté, comme inexacte par les spécialistes, qui s'étaient mis à parler d'architecture arabique (arabic) pour indiquer l'origine supposée arabe de l'architecture chrétienne médiévale. On aurait cru que Swinburne, grand admirateur des Arabes, serait fort heureux de leur donner une nouvelle importance. Cependant, après cinq pages d'un argument assez serré, il rejette la nouvelle théorie.

L'Espagne est, hélas, bien déchue de son ancienne grandeur. Même l'armée, le grand ressort de l'histoire espagnole, est devenue grotesque. Surtout les milices.

"Their uniforms are ugly and ill made; the soldiers abominably nasty in their clothes, and their black greasy hair seldom dressed. Till very lately, they were commonly in rags, and often mounted guard with half a coat, and almost bare breeched; but now they are rather better clad, and kept in a somewhat more decent trim."

Ce passage a dû blesser Azara qui, nous l'avons vu, accuse Swinburne, injustement d'ailleurs, d'inexactitude complète dans la description qu'il donne de l'armée espagnole. Ne parlons point de la célèbre Armada, dont Swinburne put juger à Cartagène l'état pitoyable (lettre dix-sept).

Les routes espagnoles sont fort mauvaises. Même en Catalogne, celle par exemple de Girone à San Celoni, n'est guère carrossable que par un temps très sec. Tout près de Barcelone, le port connu sous le nom de El Purgatorio est en effet un enfer. La vue sur la Roca au nord, sur Barcelone au sud, et, en bas, sur toute la vallée du Besós est ravissante; mais comment en jouir dans des circonstances si pénibles? On ne pourrait pas s'imaginer de route plus primitive que la sortie de Murcie dans la direction de Cartagène; ce n'était que le lit d'un torrent, encaissé entre deux hauts bords. Mais l'étape la plus pénible de tout le voyage de Swinburne semble avoir été celle de Cartagène à Isnallos (au nord de Grenade), par Lorca, Baza et Guadix. N'oublions pas qu'on était au mois de décembre. Ayant exploré ce coin désolé de l'Espagne vers la même saison, je puis affirmer que, même aujourd'hui, elle n'a rien perdu de son caractère abandonné, morne et primitif. Arrivé à Isnallos, Swinburne s'écrie, de guerre lasse:

"I am of opinion, that neither the beauties of nature, nor those of art, to be met with in this kingdom, can be deemed an equivalent of the tediousness of travelling, the badness of the roads, or the abominable accommodations of the inns; certain it is, that no man has as yet undertaken this tour a second time for pleasure; and, if my advice be listened to, no body will ever attempt it once."

La lettre dix-neuf n'est qu'une description de cette étape archipénible. Swinburne ne rejette la légende noire des routes espagnoles qu'en un seul point; il ne vit rien des fameux bandits andalous. Il est vrai que dans cette région les voyageurs étaient tous armés d'un fusil ou d'un sabre, tandis qu'en Catalogne et en Valence, la police des routes était tellement bien faite, que les voyageurs allaient sans armes. Entre Osuna et Lebrija, la route était si mauvaise, que Swinburne préféra voyager à travers les champs. Peu avant la fin de son voyage, il trouva dans le pays basque des routes magnifiques.

Les auberges espagnoles étaient une des buttes principales de la critique des voyageurs philosophes. Swinburne en vit un exemple classique près de Balaguer; il décrit longuement l'incroyable Venta del Platero, dont il nous donne une gravure. A Alicante, nos voyageurs choisirent une auberge qui jouissait d'une situation merveilleuse; elle surplombait la mer, sur laquelle ils avaient, de leur fenêtre, une vue ravissante. Malheureusement, les matelots du port avaient choisi ce coin de la plage pour un certain usage, de sorte qu'il était complètement impossible de s'approcher de la fenêtre. L'aubergiste voulut rassurer nos Anglais en leur disant que le soleil du lendemain dessécherait tout cela! Les auberges espagnoles étaient tellement dépourvues de provisions que les voyageurs devaient transporter non seulement des lits, mais aussi du pain, du vin, de la viande, de l'huile, et du sel. Aux auberges on trouvait tout au plus, et à un prix extrêmement élevé, quelques oeufs peut-être pourris. Les chambres n'avaient pas de meubles; on avait de la chance si on y trouvait quelques chaises solides. Nonobstant tout ceci, les prix étaient extrêmement élevés. Il fallait même payer le "ruido de casa", c'est à dire le bruit que l'on faisait! Pour le même prix on pourrait avoir, dans les autres pays d'Europe, non seulement bon gîte, mais aussi bon dîner, dans les meilleures auberges. Grâce à leur santé parfaite, nos voyageurs purent supporter ces incommodités, notamment l'entrée par les fenêtres, qui n'avaient ni vitres, ni papier, ni volets, du vent et de la pluie. Swinburne décrit enfin les péripéties qui marquaient une nuit typique dans une auberge espagnole. Ne voulant pas passer la nuit dans certaine auberge de campagne, où, peu auparavant, un assassinat fort louche avait été commis, nos Anglais poussèrent jusqu'à Cartagène, où il descendirent à l'Aigle d'Or, le meilleur hôtel, avec la meilleure cuisine, qu'ils eussent trouvé dans la Péninsule. C'est que le propriétaire en était français. A los Cortijos, près de Gibraltar, nos voyageurs durent coucher dans l'unique salle avec toute la famille de l'aubergiste. Seulement la pluie entrait par le toit, tandis que la fumée ne voulait pas sortir. Swinburne, de guerre lasse, alla à l'écurie, où il passa la nuit couché dans une mangeoire. De même que pour les routes, cet état de choses changea du tout au tout quand nos voyageurs entrèrent enfin dans le pays basque. Il faut se rappeler que les voyageurs comme Swinburne devaient souvent passer la nuit dans des hameaux misérables. Los Cortijos, par exemple, ne paraît pas sur les cartes les plus détaillées.

La misère se fait voir de mille façons en Espagne. Les habitants de villes sises sur l'Ebre inférieur n'ont d'autre eau potable que celle, incroyablement sale, du fleuve. Même dans les grandes villes, comme Alicante, les rues sont tantôt horriblement poussiéreuses, tantôt pleines de boue. A Murcie, elles sont pleines de flaques d'eau stagnante, qui les rend presque impassables. Quelle ville plus triste, plus morne que le port de Cartagène, si ce n'est la ville elle-même de Grenade? Málaga n'est pas trop sévèrement critiquée, mais sur Cadix Swinburne verse des torrents d'injures. La nuit, des foules de rats envahissent les rues.

"The swarms of rats that in the nights run about the streets are innumerable; whole droves of them pass and repass continually, and these their midnight revels are extremely troublesome to such as walk late."

Dans les patios des maisons, il y a généralement une citerne qui sert surtout de vivier aux moustiques et aux mites. Les pRomeneurs font leurs besoins soit en pleine rue (et dans ce cas ils font de leurs manteau une espèce de cloche) soit dans les porches des maisons. D'autre part, toute la voirie de la ville est vidée sur la plage. Cet ensemble de circonstances n'est pas très appétissant. Enfin, la police de cette ville est, selon Swinburne, la pire d'Europe. Les voleurs abondent, et sont devenus excessivement hardis, depuis que le Comte de Xerena Bucarelli est gouverneur de la province. Il a fait le voeu, assez naïf, de ne pas verser de sang pendant sa période de gouvernement. Le résultat a été désastreux. Les voleurs sont allés jusqu'à mettre dans les rues des affiches, où ils conseillent aux habitants de ne pas résister à leurs demandes, pour ne pas les obliger à se servir de leurs poignards! En résumé, Swinburne n'a pas un mot de louange pour cette ville péninsulaire si ce n'est pour sa colonie anglaise et son théâtre français. Madrid est laid et délabré, au milieu d'un "paysage affreux" ("horrid landscape"). Swinburne loue les efforts de Charles III pour percer des rues grandioses; le Paseo du Prado sera dans quelques années la plus belle pRomenade du monde. La situation romantique de Ségovie et ses bâtiments historiques chatouillent délicieusement la fantaisie de Swinburne, mais ici encore il critique la ville proprement dite, qui a un "aspect sauvage" ("wild look"); les rues sont tortueuses et sales ("crooked and dirty"). Un peu plus au nord, Valladolid fournit à Swinburne une vision de misère et de saleté.

"It is melancholy to behold the poverty and misery painted in the meagre faces, and displayed in the tattered garments of the common people; the women go quite bare-headed."

La misère de Castille la Vieille disparut subitement lorsque nos voyageurs pénétrèrent dans le pays basque.

Les universités et les écoles espagnoles qui ont vécu sous la protection de l'Eglise, sont tombées dans un état déplorable. Heureusement, depuis quelques années, le gouvernement espagnol a pris l'affaire en main. En 1771 des "cédulas" imposèrent la visite et l'inspection des grands établissements. Depuis, en 1777, peu après le départ de Swinburne, mais avant la publication de son livre, une nouvelle "cédula" fut publiée pour la réforme des colegios mayores. Grâce à cette réforme, les collèges, qui, depuis longtemps avaient été exclusivement aristocratiques et oligarchiques, furent rouverts au type classique de l'étudiant pauvre.

Au lieu de louer l'oeuvre des Académies et des Sociedades de Amigos del País, Swinburne leur reproche une grande paresse, un manque de méthode, et surtout de détermination. Ces institutions entreprennent de grands travaux, et ne finissent rien. L'exemple le plus évident est le grand dictionnaire (Diccionario de Autoridades). Il est douteux que l'édition monumentale de Don Quichotte, qui est déjà commencée, soit jamais finie, dit-il.

Si l'enseignement est tellement misérable en Espagne, il s'ensuit que le nombre des érudits est extrêmement petit. Et Swinburne de lâcher la phrase qui blessa tellement Nicolás de Azara:

"The common education of an English gentleman would constitute a man of learning here; and should he understand Greek, he would be quite a phenomenon."

Pour appuyer ces affirmations, Swinburne cite, très longuement, en traduction anglaise, une lettre d'Emmanuel Martí, doyen d'Alicante, au Comte Scipio Maffei de Vérone, sur l'ignorance, la stupidité, et la superstition des Espagnols (pp. 384-5, note). Il est vrai, admet Swinburne, que cete lettre est datée de 1722, et que l'Espagne a pu faire quelque progrès depuis ce temps.

Swinburne dresse une liste de ce qu'il appelle les "auteurs vivants". La liste se réduit à six érudits! (Il affirme, très sérieusement, qu'ils sont fort peu nombreux). Le plus grand de tous, selon Swinburne, est Francisco Pérez Bayer. Viennent ensuite Gregorio Mayans y Siscar, Miguel Casiri, Pedro Rodríguez Campomanes, Antonio Ponz, et Antonio Ulloa. De Ponz, qui, comme nous l'avons vu, devait faire siennes les critiques amères, violentes même, dirigées par Azara à Swinburne, celui-ci ne dit que des choses fort aimables.

"Don Antonio Ponz is publishing a tour through Spain, in which he enters into very prolix details; but as he writes for the instruction of his countrymen, whom the objects he treats of ought principally to interest, his minuteness cannot be imputed to him as a fault. His observations have already produced some good effects in correction abuses, suggesting useful works, and reforming the vicious taste of the Spaniards in many points of architecture" (p. 381).

Swinburne ajoute à sa liste le nom de l'Anglais Bowles, et celui de Medina Conti, qui s'est distinguée par ses supercheries littéraires.

L'architecture espagnole (non-arabe) ne paraît avoir pour Swinburne le moindre intérêt. Presque toutes les villes espagnoles lui semblent laides. L'architecture de la première moitié du 16ème siècle lui plaît beaucoup, car il y retrouve sans doute la renaissance Italienne; il admire surtout le palais de Charles V à Grenade. Déjà celle de la seconde moitié du siècle l'inquiète beaucoup; il ne sait pas comment la juger. De l'Escurial il dit, entre autre:

"The outward appearance of this vast mass is extremely plain, and I am sorry to say, in my eyes very ugly. With its narow high towers, small windows, and steep sloping roof, it certainly exhibits an uncouth style of architecture; but the domes, and the immense extent of its fronts, render it a wonderful grand object from every point of view."

A partir du commencement du 17ème siècle, jusqu'au milieu du 18ème, lorsque les Bourbons se sont établis fermement en Espagne, il y a eu, selon Swinburne, une décadence complète, qui s'est manifestée dans l'architecture, comme partout. Il avoue sa répugnance pour l'art de José de Churriguera.

"No mad architect ever dreamed of a distortion of members so capricious, of a twist of pillars, cornices, or pediments, so wild and fantastic, but what a real sample of it may be produced in some or other of the churches of Madrid."

La capitale espagnole semble à Swinburne laide, dépourvue de beaux bâtiments. Même l'extérieur du Palais Royal est jugé disgracieux; l'intérieur, fort joli, rachète un peu ce défaut. Swinburne considère que la reconstruction de l'Alcázar, dont le Palais Royal occupe le site, fut une erreur; il aurait fallu rebâtir le Buen Retiro, où on disposait de beaucoup d'espace libre. Swinburne condamne également l'architecture de la Granja.

"The Palace is patch-work, and no part of the architecture agreeable."

Les jardins au contraire lui semblent fort beaux, les jeux d'eau bien supérieurs à ceux de Versailles. De l'architecture espagnole médiévale, Swinburne ne vit que fort peu. Cependant, il a, à propos de la cathédrale de Burgos, des phrases enthousiastes, cela pour des raisons assez bizarres. Elle a, nous dit-il, une forme identique à celle de la cathédrale de York, qui est, pour lui, le critérium infaillible de l'architecture gothique.

De la peinture espagnole, Swinburne ne dit que peu de chose, ce qui est étonnant, puisqu'il avait fait surtout des études artistiques, et pratiquait lui-même la gravure. Il semble admirer avant tout Murillo, dont il vit les meilleurs tableaux à Sville. Il admet que chez lui le dessin des mains et des bras est faux, qu'ils les fait trop longs; mais il loue chez lui l'expression, la vérité des couleurs, et la composition des groupes. En somme, Murillo est considéré comme un grand peintre. Swinburne nous donne une description assez détaillée des galeries du Palais Royal de Madrid et de l'Escurial; de la seconde il dit:

"I think I may venture to pronounce it equal, if not superior to any gallery in Europe, except that of Dresden."

Au Palais Royal il admira surtout les tableaux de Velásquez; il déclara que le portrait équestre du Comte d'Olivares est le meilleur portrait qu'il ait jamais vu; d'une grande beauté également est le portrait équestre du jeune prince Baltasar Carlos. Swinburne vit enfin quelques bons tableaux au Palais de la Granja.

Le théâtre espagnol est grotesque. Swinburne vit représenter une pièce espagnole pour la première fois à Barcelone. Dans cette pièce, il n'y avait pas de rôle de femme. Or elle fut représentée exclusivement par des femmes habillées en hommes! La déclamation était tantôt pompeuse, tantôt geignante. On entendait les souffleurs, qui étaient plusieurs, et qui disaient chaque vers à l'avance, presque aussi haut que les acteurs mêmes. Des plaisanteries puériles provoquaient une risée folle dans l'auditoire. Le jour de la fête de Saint Charles Borromée, patron du roi d'Espagne, il y eut au théâtre de Barcelone une función de gala à laquelle Swinburne assista. On joua Le Cid; il s'agit probablement de la pièce de Guillén de Castro. Notre voyageur avoue que le tout était fait avec beaucoup de luxe, et que les acteurs montrèrent plus de compréhension de la pièce que d'habitude. Il observa que le 'pit' c'est à dire, la 'platea', le 'parterre', était bondé d'ecclésiastiques. Cela est en effet fort étonnant.

Swinburne alla de nouveau au théâtre à Valence. Cette visite confirma son impression générale, qui était on ne peut plus défavorable, de la ville levantine.

"We were last night at the play, which gave us no very respectable opinion of the taste and politeness of a Valencian audience. The house was low, dark, and dirty; the actors execrable; and the pit full of men in cloaks and night-caps, driving such puffs of tobacco out of their cigarros as filled the whole room with smoke, and at last forced us to make a precipitate retreat."

Les danses populaires, manifestation si typique du génie de la race, semblent à Swinburne grossières et grotesques, même le fameux fandango, tellement idealisé par Baretti. Voici ses impressions, la première fois qu'il vit danser un fandango à Barcelone:

"It is odd and entertaining enough, when they execute with precision and agility all the various footings, wheelings of the arms, and crackings of the fingers; but it exceeds in wantonness all the danses I ever beheld. Such motions, such writings of the body and positions of the limbs, as no modest eye can look upon without a blush! A good Fandango lady will stand five minutes in one spot, wriggling like a worm that has just been cut in two." (p. 46).

Swinburne passa à Cadix le mardi gras de 1776. Cette fête, dans cette ville dégoûtante, ne fut marquée que par deux genres de divertissement. D'un côté les femmes se mettaient sur les balcons et jetaient des seaux d'eau sur les hommes qui passaient dans la rue. D'un autre côté, il y avait des bals, où le fandango était dansé a la ley, c'est à dire avec toute la perfection possible. Parmi les gitanos il y a, dit Swinburne, une autre danse, appelée la Manquidoy, tellement lascive et indécente qu'elle est défendue sous des peines sévères. Ces deux danses ont été importées, paraît-il, de la Havane, et sont d'origine nègre. Quoiqu'il en soit, dit Swinburne, elles sont maintenant tout à fait naturalisées. Il a vu danser un fandango par un enfant de trois ans avec une agilité incroyable. Dans les bals publics, lorsque les danseurs semblent prêts à s'endormir, il suffit que l'orchestre entame un fandango pour provoquer soudain chez eux une espèce de fièvre violente.

Toute aussi ridicule, selon Swinburne, est la musique espagnole. A Nules, village au nord de Sagunto, il s'assit, pour échapper à la chaleur torride de sa chambre, près de la fenêtre ouverte, par laquelle entrait un peu de brise nocturne. Il fut obligé de s'éloigner à cause du "twanging of a wretched guitar". Pendant tout son voyage le long de la côté méditérranéenne, les nuits de Swinburne furent troublées par ce tintamarre digne du purgatoire.

"All these nights past we have heard the people singing doleful ditties under our windows, to the sound of a guitar, which they strike with their nails, without any notion of air, but merely as a kind of an accompaniment, sometimes high, sometimes low, but very coarse and monotonous. I can compare their music to nothing so well as to the beating of a frying-pan, to call down a swarm of bees." (p. 87).

Après toute cette abominable musique espagnole, ce fut avec grand plaisir que Swinburne entendit, à Alicante, un peu de musique Italienne, pour pauvre qu'elle fût!

Comment juger ce qu'on appelle en Espagne la "fête nationale", c'est à dire les courses de taureaux? Selon Swinburne, qui les décrit longuement dans la lettre XL, elles sont ridicules et pitoyables. Elles ne sont point intéressantes: "I cannot bring myself to have any relish for the diversion". Elles ont pu avoir autrefois de l'éclat; la seule chose qui attire l'attention maintenant est la foule à moitié sauvage des spectateurs.

"Whatever they may have been in former times, they are certainly but a poor exhibition at present, though the crowds of people assembled in a circle, and agitated in a most tumultuous manner, must be allowed to be an interesting and curious spectacle."

On pense au commentaire de Blasco Ibáñez: "Rugía la fiera, la verdadera, la única". Ces spectacles ne sont plus fréquentés par la famille royale et par les nobles, mais abandonnés au peuple. Toute cette description des courses de taureaux donne une impression de pauvreté, de misère, d'abandon. Swinburne explique à la fin que, s'il les à décrites si longuement, c'est qu'il voulait montrer qu'elles n'ont rien de la pompe majestueuse qu'on s'imagine si souvent à l'étranger.

"I have been this particular in my account of a bull-fight (though you may find descriptions of it in almost any book that treats of Spain) because most of those I have read talk of royal feasts and exhibitions, which are very different from the common shows nowadays."

Beaucoup plus belles, plus intéressantes, plus utiles sont, selon Swinburne, les parajes, sorte de parade équestre exécutée avec une grande habileté par les princes et les gentilshommes. Ces parajes servent à "secouer la noblesse de sa léthargie" et à encourager l'élevage des chevaux.

Est-ce que Swinburne admire les Espagnols en tant qu'hommes? On ne le dirait pas. A la Jonquera, ville frontière en Catalogne, le douanier accepta une pièce d'argent pour manquer à ses devoirs. En général Swinburne semble trouver chez les Espagnols un élément gitano qui est loin de lui plaire. Notre Anglais méprise les gitanos, parasites sociaux dont la disparition est à souhaiter. Il étudie assez longuement leur origine et leurs habitudes (pp. 229-231). Il se laissa gagner, cependant, à Consuegra dans la Manche, par le charme d'une gitane extrêmement jolie - c'était dommage que la mode espagnole l'obligeât à faire ressortir sa bedaine et à tenir la poitrine presque plate; cette gitane s'appelait, comme tant d'autres, "Preciosa". Néanmoins Swinburne trouve, et justement en Andalousie, une joie de vivre qui lui plaît beaucoup. Près des Navas de Tolosa dans la Sierra Morena, il rencontra un groupe de jeunes gens très gais qui avaient organisé une fête champêtre, à laquelle ils invitèrent les Anglais à prendre part. Un moine fort réjoui semblait être le boute-en-train de cette compagnie si gaie. Cependant la caractéristique la plus frappante des Espagnols est en général l'indolence.

"The listless indolence equally dear to the uncivilised savage, and to the degenerate slave of despotism, is no where more indulged than in Spain; thousands of men in all parts of the realm are seen to pass their whole day, wrapped up in a cloak, standing in rows agains a wall, or dozing under a tree. In total want of every excitement to action, the springs of their intellectual faculties forget to play; their views grow confined within the wretched sphere of mere existence, and they scarce seem to hope or foresee anything better than their present state of vegetation; they feel little concern for the welfare or glory of a country, where the surface of the earth is engrossed by a few over-grown families, who seldom bestow a thought on the condition of their vassals. The poor Spaniard does not work, unless urged by irresistible want, because he perceives no advantage to accrue from industry."

Il s'ensuit que la paresse espagnole n'est pas inhérente, inévitable, mais le produit de la structure sociale du pays. En effet, Swinburne reconnaît chez les Espagnols beaucoup de qualités admirables; ils sont hardis, souffreteux, durs, persévérants et sobres. Leur mélancolie n'est pas naturelle, mais produite par l'oppression d'un mauvais gouvernement et d'une église tyrannique.

Swinburne dédie presque deux pages aux femmes espagnoles, pour lesquelles il semble entretenir le plus grand mépris. Il leur reproche leur ignorance, leur stupidité, leur manque de raffinement, leur petite frivolité sotte. Il va jusqu'à dire qu'il y en a peu de fort belles. Il ajoute qu'elles ne se maquillent pas, comme en France. Les femmes espagnoles d'aujourd'hui peuvent au moins dire "Nous avons changé tout cela!"

L'hispanophobie de Swinburne est dirigée surtout contre une région, Valence, qui est, dans toute la force du terme, sa bête noire. Il avoue que la campagne valencienne est de toute beauté. Mais il n'a que du mépris pour la vie des habitants. Il fut peut-être prévenu contre eux par la réception brutale que lui donna l'intendant de la province, homme d'ailleurs dépourvu de tout sentiment de justice. Chose assez incompréhensible, la vie matérielle à Valence déplut à Swinburne.

"The cLimate is mild and pleasant, but there is something faintish and enervating in the air. Everything we eat is insipid, and void of substance; the greens, wine, and meat, seem the artificial forced production of continual waterings and hot beds. [Pourquoi loue-t-il donc tout l'irrigation introduite par les Arabes?] It puts me in mind of the Isle Frivole [1752] of the Abbé [Gabriel François] Coyer, where things were so feeble and unsubstantial, that they were little better than the shadows of what they are in other countries. Here a man may labour for an hour at a piece of mutton, and, when he has tired his jaws, find he has been chewing only the idea of a dinner. The meat, as soon as cut into, yields abundance of gravy, and may be said to bleed a second time to death, for nothing remains but a mere withered caput mortuum, as our servants know by woful experience. Vegetables, with the finest outward shew imaginable, taste of nothing but water."

Nous citons en entier ce passage, car c'est un de ceux qui ont le plus blessé, plutôt indigné, Nicolás de Azara.

Swinburne s'attaque ensuite aux Valenciens eux-mêmes. Ils ont le même goût d'eau que leurs légumes!

"This washy quality seems also to infect the bodies and minds of the Valencians: they are largely built, and personable men, but flabby and inanimate."

Ils ont retenu beaucoup de coutumes Arabes, surtout dans leur attitude envers les femmes. Les Castillans et les Catalans ont pour eux le plus grand mépris. Les Valenciens se sont montrés beaucoup plus réfractaires que les autres régions d'Espagne à l'introduction de l'étranger des progrès de la civilisation. Ils ont gardé toute la saleté et toute la grossièreté de l'Espagne traditionnelle. Il n'y a pas de vie de société à Valence. Les riches gaspillent leurs fortunes d'une façon qui ne leur fait pas honneur.

La ville de Valence est misérable. Les rues sont tortueuses et étroites, les maisons sales, mal construites, et délabrées. Les églises sont chargées, au-dedans et au-dehors, d'ornements barbares, de clinquant misérable. Au fourmillement de prêtres, de religieux, et de nonnes de toute espèce correspond un nombre exagéré de couvents, riches et laids. Le théâtre est piètre et triste.

De toutes les régions d'Espagne, il y en a surtout une admirée par Swinburne. C'est la Catalogne. Sa description de la Catalogne jouit on peut même dire de la célébrité au 18ème siècle. Elle fut reproduite très longuement par le Gentleman's Magazine, et, en traduction française, par Boucher de la Richarderie (voir plus haut).

En venant de la France, à partir de Figueres (qui, admet Swinburne, est une ville très laide), les collines et les plaines catalanes sont admirablement cultivées. Les habitants sont "well-clad, good-looking fellows"; les femmes sont beaucoup plus jolies que leurs voisines françaises. Tout est ravissant. Girone, située au milieu de ce paysage, sembla à Swinburne grande et propre, quoique pauvre et morne. Les Catalans boivent beaucoup, mais ne s'enivrent presque jamais.

Dans sa troisième lettre, Swinburne nous donne un résumé de l'histoire catalane. Plein d'enthousiasme pour la liberté, il s'intéresse surtout à la lutte soutenue par les Catalans contre la tyrannie castillane. Il raconte la légende célèbre de l'origine du drapeau catalan, et, dans l'histoire postérieure de la région, les trois grands soulèvements contre la monarchie centrale. Tous ces soulèvements devaient échouer. Le plus célèbre, le plus héroïque était le troisième. Swinburne qualifie de "honteux" l'abandon des Catalans par les Anglais au traité d'Utrecht. Ce revers ne suffit par pour éteindre la puissante flamme de la liberté qui brûlait dans les coeur des Catalans.

"The very friars, inspired by the same enthusiasm, ran up and down the streets exhorting their fellow citizens to die like brave men, rather than live the despicable slaves of a despot. The women, the children breathed the same spirit, and shared the labours of the defence with their husbands and fathers."

Il fallut toutes les ressources du despotisme français et espagnol pour venir à bout de cette glorieuse révolte. Il va sans dire que cette intérprétation de l'histoire n'était pas pour plaire aux Espagnols non-Catalans qui lisaient la narration de Swinburne.

La lettre IV s'ouvre par un éloge de Barcelone:

"The city is a sweet spot; the air equals in purity, and much excels in mildness, the boasted cLimate of Montpellier. Except in the dog-days [la canicule, c'est à dire le mois d'août], they have green peas all the year round. The situation is beautiful, the appearance both from land and sea remarkably picturesque. A great extent of fruitful plains, bounded by an amphitheater of hills, backs it on the west side; the mountain of Montjuich defends it on the south from the unwholesome winds that blow over the marshes at the mouth of the Llobregat; to the northward, the coast projecting into the sea, forms a noble bay; it has the Mediterranean to close the prospect to the east. The environs are in a state of high cultivation, studded with villages, country houses, and gardens."

Barcelone doit beaucoup au Marquis de la Mina, mort en 1768. C'était, de même que le Comte d'Aranda, un des héros des philosophes. Swinburne en décrit longuement l'oeuvre, et en chante les louanges.

La cathédrale de Barcelone, connue pour son obscurité, n'est par pour cette raison, comme celle de Girone, exposée aux critiques de Swinburne. Il la trouve ravissante, surtout l'architecture gothique du cloître, et les voûtes sous le beffroi. Seules, les fameuses oies du cloître l'inquiètent.

"In the cloisters various kinds of foreign birds are kept, upon funds bequeathed for that purpose, by a wealthy canon. I could not learn what motives induced him to make so whimsical a device."

Ailleurs qu'à Barcelone, ce détail aurait servi à Swinburne de prétexte pour des plaisanteries anticléricales.

La lettre IX, écrite de Barcelone le 18 novembre, 1775, termine cette description de la Catalogne. Cette lettre n'est qu'une analyse générale, pleine de louanges, bien entendu, de la Catalogne. Swinburne trouve, chez ce peuple opprimé par la tyrannie, toutes les vertus que pouvait exiger un "philosophe". Mais ces éloges mêmes de la Catalogne constituent une critique de l'Espagne, car Swinburne termine en disant que cette région ne ressemble nullement au reste du royaume. L'Espagne est pour les Catalans un pays étranger; ils parlent d'un voyage en Espagne comme ils parleraient d'un voyage en France. La différence de langue a creusé une fosse profonde entre la Castille et la Catalogne.

Swinburne exagère un peu les qualités héroïques du peuple catalan. Son enthousiasme pour les guerres de liberté catalanes lui font oublier le bon sens bourgeois qui est la base de la prospérité catalane. Il termine sa description de la Catalogne en citant, comme typique, l'épitaphe des Catalans qui se suiCidèrent plutôt que de survivre à la mort de leur cher Sertoruis.

"Hic multae quae se manibus

Q. Sertoii Turmae et Ferrae

Mortalium omnium Parenti

devovere dum eo sublato

superesse taederet et fortiter

pugnando invicem ceCidera

Morte ad praesens optata jacent

Valete Posteri."

L'histoire de Sertorius, racontée par Plutarque, est intéressante et importante pour l'histoire de l'Espagne, mais ses rapports avec la Catalogne sont bien vagues. Il a établi un parlement ibérique à Evora, il a remporté sa plus grande victoire à Sagonte. Il a été assassiné à Huesca, après quoi toute sa garde s'est suiCidée. Mais aucun de ces endroits n'est en Catalogne. Dans son énorme Historia General de España, Modesto Lafuente dit (vol. II, p. 26) que, selon Marcus Velleius Paterculus, Sertorius a été assassiné à Etosca, qui serait non Huesca, mais un vilage près de Lérida en Catalogne qui s'appelle aujourd'hui Aytona. Lafuente n'était pas catalan. Il semble que les catalans aient adopté cette interpretation du nom, tandis que les castillans (sauf Lafuente!) ont cru qu'il s'agissait de Huesca. Dans son histoire de la Catalogne, écrite au commencement du 17ème siècle, Geronimo Pujades prétend que la tragédie a eu lieu à Vich (nommé alors Ausona), ainsi que le prouve une inscription rencontrée près de cette ville. L'histoire est très confuse.

Bien qu'il en parle beaucoup moins - probablement parce qu'il y passa bien moins de temps - Swinburne a une admiration au moins égale, peut-être même plus grande, pour le pays basque. On sait qu'au 18ème siècle cette région jouissait, encore plus que la Catalogne, de l'admiration des philosophes. Swinburne fait ressortir très nettement le contraste entre l'avidité, la pauvreté castillanes, et la fertilité, la richesse basques.

"We ascended the hills to a gravelly country planted with vines, and at Puebla de Treviño [au sud de Vitoria], bad adieu to all bad roads and villainous inns; for here we entered Alava, a division of Biscay, and immediately came to the finest road imaginable, made at the expence of the province, and carried throught the whole signory of Biscay, to the frontiers of France...Everything round us now assumed a different appearance; instead of the bare depopulated hills, the melancholy despondent countenances, the dirty inns, and abominable roads that our eye had been accustomed to for so many months; we here were revived by the sight of a rich studied culture, a clean-looking, smiling people, good furniture, neat houses, fine woods, good roads, and safe bridges."

C'est bien le cas de dire que les comparaisons sont odieuses; car, en louant le pays basque, Swinburne souligne son mépris pour l'Espagne proprement dite. C'est sur cette note en même temps favorable et défavorable que notre hispanophobe sort de la Péninsule.

Quelle foi Swinburne a-t-il dans la politique de despotisme éclairé suivi par les Bourbons? Il a eu assez d'occasions de voir surtout les grands travaux publics entrepris par la nouvelle dynastie. Au-dessus de Figueres, près de la frontière franco-catalane, le roi Ferdinand VI avait entrepris la construction d'une immense forteresse, capable de contenir douze mille hommes. Lors du passage de Swinburne, elle n'était pas encore terminée. Il se dit totalement incapable d'en comprendre l'utilité. Il critique encore plus sévèrement la forteresse de Montjuich, à Barcelone, pour l'amélioration de laquelle le gouvernement de Charles III dépensait des sommes folles; folles, puisque ces travaux herculéens étaient presque inutiles, et, en tout cas, fort au-dessus des besoins et des moyens de l'Espagne.

Swinburne loue au contraire la construction de nouvelles routes, qui doivent porter remède à la plaie, critiquée par tous les voyageurs, des chemins infâmes typiques de l'Espagne. Ainsi, par exemple, les premiers kilomètres de la route de Barcelone à Montserrat. Seulement, ces nouvelles routes sont dessinées d'une façon absurde. Au lieu de suivre le chemin le plus facile, les ingénieurs ont voulu faire des tours de force de construction. Ils ont entrepris des travaux immenses qu'ils ont dû abandonner après avoir gaspillé des sommes fabuleuses. Cela se voit à merveille sur la nouvelle route de Barcelone à Reus.

Plus raisonnable était le projet, encore à l'étude, de dessécher les marais de l'embouchure de l'Ebre, où le terrain ainsi racheté serait d'une très grande fertilité. Mais qu'espérer de ce projet? Il y en avait un semblable pour arroser la campagne de Benicarló par un canal venant de l'Ebre, "but the project ended in smoke, like several others proposed for the amelioration of many parts of Spain."

Un projet avait été conduit à bonne fin; l'établissement, par le Comte d'Aranda, sur l'île Santa Pola, au sud d'Alicante, d'une colonie de chrétiens rachetés à l'esclavage musulman. Mais quel projet absurde! Ces malheureux étaient mieux dans l'esclavage tunisien!

Le gouvernement des Bourbons avait d'autre part dépensé des sommes considérables sur les ateliers de construction navale de Cartagène. Mais, à quoi bon? Swinburne les visita longuement. Il put affirmer qu'en comparaison avec ceux de Portsmouth, ils étaient grotesques. C'est le sujet de la dix-septième lettre, écrite de Cartagène le 17 décembre, 1775.

Swinburne visita, dans sa terre, près de Grenade, l'ancien ministre Richard Wall, avec qui il eut une conversation fort agréable. Wall n'exprimait pour la cour, pour ses machinations, et pour les ministres que le plus grand mépris. Swinburne avoue qu'il le partage (lettre XXVI).

A Cadix, Swinburne vit la nouvelle douane construite par Squillace, qui y avait dépensé des sommes énormes et employé les meilleurs architectes. Le résultat de ce projet colossal n'a été que "a piece of vile architecture, composed of the worst of materials."

A Sville, l'intendant Olavide avait de grands projets pour l'embellissement de la ville. Mais Swinburne doutait de leur succès, car, d'un côté, Olavide avait les mains pleines avec les colonies de la Sierra Morena, et d'un autre côté, il commençait a perdre la faveur de la Cour de Madrid. Swinburne ajouta dans une note en bas de la page:

"In 1776 he was taken up and imprisoned in the dungeons of the inquisition, where he will probably end his days."

Swinburne se trompait. Olavide s'échappa et se réfugia en France, où les philosophes le reçurent comme un héros. Emprisonné par la Terreur, il put rentrer en Espagne, où ses biens lui furent restitués. Il mourut paisiblement en 1803.

Swinburne visita ensuite les célèbres colonies allemandes de la Luisiana, de la Carlota et de la Carolina. Il décrit le développement de ces projets, qu'il voit d'un très bon oeil, car ils représentaient l'application pratique des idées de la Aufklärung. Swinburne dit notamment de la Carolina:

"I never saw a scene more pleasing to the eye, or more satisfactory to the mind of every person that feels himself interested in the welfare of his fellow creatures: his humanity must exult at the probability of their lot being so much ameliorated: for my part, I enjoyed the most agreeable sensations at the sight of this absolute creation, this new world risen out of the very heart of desolation and solitude; everything seems so alive, so green, neat and thriving; in a word so unlike the rest of this unactive kingdom."

Mais ces colonies ont déjà eu beaucoup de difficultés, et, malgré tout l'intérêt qu'il leur portait, Swinburne prévit avec mélancolie l'échec total de ces expériences. Il croit, avec raison, que la faute en est à l'enthousiasme peu constant du gouvernement espagnol.

"I fear there is an inconstancy, a languor in the pursuit of projects, inherent in the very essence of the Spanish government, that will greatly retard the further progress of this colony; in the beginning, they spare neither pains nor expense to carry on a scheme, as may be seen here, where it is astonishing to behold how much has been done in a very short space of time."

En lisant ces phrases, on pense à tant de projets que le gouvernement espagnol a entrepris dans les temps modernes. Le muletier de nos voyageurs était tellement étonné en voyant ces bâtiments qui semblaient avoir poussé par miracle de la terre (car ils n'y étaient pas lors de son dernier passage) qu'il levait sans cesse les mains au ciel, et se signait perpétuellement. Swinburne analyse les causes possibles d'un échec de ces colonies.

Toutes ces critiques de détail ne rendent pas Swinburne hostile en principe au gouvernement éclairé des Bourbons. La lettre XXXIX est dédiée à la famille royale. Le chef actuel de la famille, le plus grand des Bourbons espagnols, c'est à dire Charles III, est dépeint comme un homme fort bizarre, mais d'une haute valeur morale, attaché résolument à ses projets de réforme.

"He is a man of the strictest probity, incapable of adopting any scheme, unless he is perfectly satisfied in his conscience that it is just and honourable; of such immoveable features, that the most fortunate or the most disastrous occurrences are alike unable to create the smallest variation in them: rigid in his morals, and stenuously attached to his religion; but he does not suffer his devotion to lay him open to the enterprizes of the court of Rome, or the encroachments of his own clergy; on the contrary, they have frequently met with rougher usage at his hands than they might have expected from a free-thinker."

Ces louanges étaient inévitables, puisque, ainsi que le raconte Swinburne avec orgueil, le roi Charles III lui-même avait reçu très chaleureusement nos Anglais, et avait donné les ordres nécessaires pour que toutes les facilités possibles leur fussent données.

Swinburne fait ensuite l'éloge des travaux publics entrepris sous ce roi. Il est vrai qu'il les attribue surtout à l'influence bienfaisante du marquis de Grimaldi.

"Since his accession, many great works have been completed; noble roads made to all palaces round the metropolis; several others undertaken in more remote provinces: he has finished the palace at Madrid, and added considerably to those of the Pardo and Aranjuez; built new towns at Aranjuez, the Escurial, and Saint Idelfonso; and planted a great deal at Aranjuez. [Remarquons que le nom d'Aranjuez revient trois fois de suite; c'est dire l'impression profonde que fit sur Swinburne ce petit oasis castillan]. The marquis of Grimaldi has the merit of having suggested and conducted most of these improvements, and of having urged on the king, who, although he has naturally no great relish for the arts, thinks it the duty of a sovereign to encourage them."

En résumé, Swinburne est très favorable aux principes du despotisme éclairé de Charles III, mais quand il s'agit de décrire une oeuvre précise, il trouve presque toujours des phrases fort peu aimables. On dirait qu'il juge ce pays pourri incapable de conduire à bonne fin un programme peut-être admirable.

Selon Swinburne, l'Espagne est dans un état de transition. L'ancienne Espagne est morte, mais la nouvelle, créée sous l'influence étrangère, surtout française, ne s'est pas encore développée.

"I am afraid we are come here a century too soon, or a century too late, and that the original cast is worn off the character of the Spaniards, without their thoroughly having acquired the polish of France or England: this will render them a much less interesting race of people: in this province they are said to advance apace; Barcelona seems to be a busy, thriving town, and the Catalans an industrious set of men."

Donc, à son avis, le procès de ce qu'on appelera plus tard "europeización" se fait déjà sentir d'une façon intense en Catalogne. A la fin de son voyage, il en dira autant des Basques.

Dans cette rénovation de l'Espagne, l'influence peut-être la plus importante revient à l'intervention directe des étrangers. Partout elle se fait sentir. Le beau port de Barcelone s'ensable, dit Swinburne. Une compagnie anglo-Hollandaise avait offert, il y a quelques années, d'y faire de grands travaux, à condition d'obtenir le droit de libre importation pendant l'espace de dix années. Le gouvernement espagnol rejeta cet offre, craignant de porter un coup funeste à l'industrie catalane.

La chambre de commerce de Barcelone a créé une école du dessin, dans laquelle cinq-cents élèves recevaient gratuitement l'enseignement dans cet art. Le directeur de cette école était un professeur de Paris.

Un étranger qui s'est distingué d'une façon très malheureuse a été le Comte O'Reilly, dont Swinburne raconte, à la suite de sa description de l'armée espagnole, l'expédition désastreuse contre Alger en 1775, l'année même du voyage de notre anglais. Selon lui, ce malheur était l'unique sujet de conversation à l'époque. Tout le monde injuriait O'Reilly. Il aurait été dangereux même de chercher à le défendre. Il doit y avoit dans tout ceci, dit Swinburne, de la jalousie contre un étranger qui a fait fortune très rapidement, et qui jouit tant de la faveur royale. Un autre Irlandais, Richard Wall, devenu ministre de la guerre du roi Charles III, protegea son compatriote, auquel le Roi donna le titre de comte. L'explosion violente de xénophobie qui s'est produite à la suite de cette affaire, avait provoqué à Valence, il y a quelques mois, un inCident curieux. Quelques centaines de gamins se réunirent et se divisèrent en deux "armées", l'une arabe, l'autre chrétienne. Comme chef de celle-ci on choisit le fils boiteux et déformé d'un barbier français; il devait jouer le rôle d'O'Reilly. Dans la bataille mimique qui s'ensuivit, les infidèles emportèrent une victoire complète. Le commandant chrétien dut paraître devant un tribunal militaire, qui le trouva coupable de lâcheté et d'incompétence, et le condamna à être fouetté. Ce jugement fut exécuté avec une telle séverité, que le pauvre gamin en mourut. Dans sa traduction du journal de l'expédition, Swinburne omet toutes les insultes et toutes les ironies contre O'Reilly, produites, dit-il, par l'envie et par la déception.

Swinburne connut O'Reilly lui-même, plus tard, à Puerto de Santa María, et passa trois jours chez lui. La gratitude l'oblige à dire du bien d'un hôte aimable, mais certaines phrases lâchées par Swinburne font croire qu'il n'avait pas une opinion trop élevée de l'Irlandais.

Le cas d'O'Reilly est une exception. Il est d'une façon générale impossible de nier l'influence bienfaisante des étrangers en Espagne. Si la Catalogne a fait de si grands progrès, c'est en grande partie dû aux étrangers.

"The influx of foreigners, increase of commerce, and protection granted to the liberal arts, begin to open the understanding of this people [les Catalans], who have made great strides of late towards sense and philosophy."

Malheureusement, les étrangers les plus utiles au pays sont souvent en butte à la passion xénophobe. Swinburne en vit un exemple près de Tortosa, où un Anglais avait une grande culture de réglisse. Les propriétaires du terrain, qui ne pouvaient que gagner par sa prospérité, faisaient tout leur possible pour lui mettre les bâtons dans les roues (p. 83).

Cependant, cette xénophobie n'était rien en comparaison avec la haine contre les Catalans. Swinburne et son compagnon se présentèrent au vieil intendant de la province de Valence avec une lettre de recommandation de son confrère de Catalogne. Croyant qu'il avait à faire à des Catalans, l'intendant valencien se montra fort brutal envers eux; il ne leur parla point, et ne leur dit même pas de s'asseoir. Lorsqu'il eut compris son erreur, qu'il sut qu'il avait devant lui des Anglais, son attitude changea complètement; il fut d'une politesse exagérée, et même grotesque.

Un autre irlandais qui ne faisait pas trop d'honneur aux étrangers établis en Espagne était le vieux Général O'Connor, gouverneur de la province de Málaga. Il avait la manie des animaux, et son appartement fourmillait d'ours, de chiens, de chats, et de singes, "qui ne font qu'ennuyer les visiteurs".

Swinburne a une tendance à idéaliser les Anglais qu'il a rencontrés pendant son voyage en Espagne. Il proclame souvent sa gratitude pour l'hospitalité qu'il a reçu des diverses colonies anglaises. Ses louanges n'ont guère de bornes quand il parle de celle d'Alicante:

"The factory, which consists of five houses, lives in a style of elegance we did not expect to meet with anywhere out of a capital; every circumstance attending our reception here is beyond measure agreeable."

Cependant Swinburne ne cherche pas à glorifier le chef des ateliers navals de Cartagène, qui était un certain Mr. Turner; il déclare que ces ateliers sont pitoyables, ce dont surtout le gouvernement espagnol lui-même est responsable (lettre XVII). A Cartagène également, notre voyageur connut un certain James Macdonnel, qui s'y était établi peu auparavant pour des raisons de commerce. Ce jeune homme lui fournit beaucoup de renseignements, dont la lettre XVIII n'est qu'un résumé, sur la culture de barille, qui était une des richesses de la région; il s'agit d'une plante qui avait autrefois une certaine importance pour la fabrication du verre et du savon. L'horreur de la ville infecte de Cadix n'est amoindrie que par la présence d'une colonie anglaise.

"Our countrymen settled here, live in a very hospitable, social style, and are always happy to contribute everything in their power towards rendering the place agreeable to such travellers as visit their city. Indeed this is a tribute of praise our gratitude will ever prompt us to pay to the British merchants established beyond seas, having in many parts of Europe had occasion to experience their friendly disposition."

Après Cadix, Swinburne ne parle guère plus de ses Anglais, qui devinrent , à partir d'alors, moins nombreux. Cependant à propos de la Granja, il loue l'oeuvre de M. Dowling, qui y dirigeait la manufacture royale de glaces.

Swinburne traversa plusieurs endroits devenus illustres par des exploits militaires anglais, notamment pendant la Guerre de la Succession d'Espagne. A Tarragone, que l'armée anglaise avait occupée, et qu'elle aurait retenue à défaut de Gibraltar et de Minorque, on voyait encore les ruines des vastes travaux militaires qu'elle avait entrepris pour rendre la place inexpugnable. Une garnison anglaise tenait également le château d'Alicante, auquel une armée française mit siège. Les Anglais refusèrent de capituler même quand les Français leur annoncèrent qu'ils allaient faire sauter le château; beaucoup d'entre eux perdirent la vie dans l'explosion. Quand il arriva à Cadix, Swinburne remarqua que le gouvernement espagnol avait construit de grandes fortifications pour protéger la péninsule du côté du continent. En effet, pendant la Guerre de Sept Ans, les Espagnols craignaient un assaut des Anglais, non pas par la mer, mas par terre; Essex l'avait bien fait en 1596. L'orgueil militaire de Swinburne s'étale surtout à propos de Gibraltar, qu'il visita de Cadix. Nicolás de Azara se moque de l'attitude de Swinburne. Voici une phrase typique:

"We indulged the honest pride of Englishmen in admiring the tall, handsome figures, and spirited martial presence of the soldiers, and in drawing very comfortable parallels between them and the dirty melancholy dwarfs we had seen mounting guard in the Spanish garrisons."

L'attitude de Swinburne envers l'Espagne est, en général, assez raisonnable. Cela ne l'empêche pas d'avoir, ainsi que beaucoup des Philosophes, une attitude préromantique envers la nature, et surtout envers la nature grandiose, tellement fréquente en Espagne. Citons une partie de sa description de la scène de Montserrat.

"It seems as if vast torrents of water, or some violent convulsion of nature, had split the eastern face of Montserrat, and formed in the cleft a sufficient platform to build a monastery upon. The Llobregat roars at the bottom, and perpendicular walls of rock, of prodigious height, rise from the water-edge near half-way up the mountain. Upon these masses of white stone rests the small piece of level ground which the monks inhabit. Close behind the abbey, and in some parts impending over it, huge cliffs shoot up in a semicircle to a stupendous elevation; their summits are split into sharp cones, pillars, pipes, and other odd shapes, blanched and bare; but the interstices are filled up with forests of evergreen and deCiduous trees and plants. Fifteen hermitages are placed among the woods; nay, some of them on the very pinnacles of the rocks and in cavities hewn out of the loftiest of these pyramids. The prospect is not only astonishing, but absolutely unnatural."

Les réactions de Swinburne furent presque les mêmes quand il vit, dans le royaume de Valence, la château fantasque de Sax, perché sur le piton d'une montagne. De ce site extrêmement pittoresque, et qui arracha des cris d'étonnement à beaucoup de voyageurs au 18ème siècle, Swinburne nous donne une gravure assez médiocre.

Comme la plupart des voyageurs antérieurs à la génération de 1898, Swinburne n'a pas de compréhension pour le paysage typique du haut-plateau. La Manche lui semble "a bare corn-country, ugly and tedious beyond expression". Elle l'ennuie tellement, qu'il se déCide, en désespoir de cause, à dormir pendant tout le reste du trajet jusqu'à Madrid. Après l'exubérance de la campagne andalouse, la pauvreté du haut-plateau, au nord de la Sierra Morena, lui déplaît intensément.

"On the northern side of the mountains scarce a fresh leaf was to be seen, or a bud in the vinyards; the poor starved bushes, with just a flower or two; the weather cold and raw: in a word, it is difficult to conceive so sudden and so thorough a change of seasons as that which we experienced in this journey."

Il est impossible, dit Swinburne, de s'imaginer un paysage plus laid. Pour en tirer quelque joie, il se mit à lire Don Quichotte, dont la Manche est la scène. Mais en vain:

"In short, with all the helps of imagination, and reading the book all the way, the country did not raise one agreeable idea, nor tempt me to take a single sketch of any part of it".

Il aurait voulu voir au moins les "Ojos" [sources souterraines] de la Guadiana, mais ne put y parvenir à cause du mauvais état de la route. Il dut se contenter de voir un puits qui communiquait avec la rivière souterraine. Mais l'ignorance des habitants du pays concernant les détails de ce phénomène curieux l'indigna beaucoup. Même Tolde sembla à Swinburne une ville, bien que curieuse, triste, laide, et stupide (voir la lettre XXXVII). Aranjuez, qu'il décrit longuement dans la lettre XXXVIII, lui plut au contraire beaucoup, car il y trouva une luxuriance très peu castillane. L'Escurial lui sembla aride, mais le paysage de la Granja, où l'aridité est compensée par les forêts d'arbres, les ruisseaux, les chutes d'eau, lui parut au contraire "romantique". C'est avec joie qu'il retrouva, dans le pays basque, une campagne riche, acCidentée, et jolie.

La conclusion générale de Swinburne est que la civilisation espagnole est creuse. Il était parti avec l'intention d'en faire une étude sérieuse, mais il se contenta d'une vue d'ensemble superficielle.

"With all due respect for the Spanish nation, I don't wish to sacrifice the time such a study would require, as I apprehend I should not be very amply rewarded for my pains."

______ Notes

175 Londres, chez P. Elmsly, 1783-5; 2 vols. (xxxi + 423 et viii + 529).

176 Travels through Spain in the years 1775 and 1776. In which several monuments of Roman and Moorish architecture are illustrated by accurate drawings taken on the spot. Londres, chez P. Elmsly, 1779, pp. xv + 427.

177 The Courts of Europe at the Close of the Last Century, p. 70.

178 id., p. 80.

179 id., pp. 80-81.

180 Gentleman's Magazine, vol. xlix, 1779, pp. 501-2.

181 id., vol. lxxiii, P.I., 1803, p. 479.

182 Pour le détails de ces éditions, voir, comme toujours dans ces cas, la Bibliographie des Voyages de Foulché Delbosc.

183 Voyage de Henri Swinburne en Espagne en 1775 et 1776, traduit de l'anglais. Paris, Didot l'aîné, 1787, in 8, xvi+535 pp.

184 Pour l'histoire de la famille Swinburne, voir le vol. IV de A History of Northumberland, par John Crawford Hodgson (Newcastle-upon-Tyne and London, 1897).

185 Pour l'histoire de la famille Bedingfeld, voir le tome VI (pp. 175 ss.) de County of Norfolk de Francis Blomefield (London, 1807) et le livre de Katherine Bedingfeld, The Bedingfelds of Oxburgh, 1912. Egalement le premier volume du Bibliographical Dictionary of the English Catholics, de Crillow (Londres, 1884).

186 Voir William Page, The Victoria History of the Country of York , Londres 1907, vol. I, p. 489.

187 Il s'agit probablement de Moutier-la-Celle, abbaye de bénédictins du diocèse de Troyes, fondée au VIIème siècle.

188 Roberts, Hannah More, I, p. 282.

189 Deux vols. in 8, XXXII (introduction par C.W.) + 400, 396. Londres, chez Henry Colburn. L'introduction contient un exposé assez détaillé de la vie de Swinburne, et rachète partant l'insuffisance, sévèrement jugée par les critiques, de White comme éditeur.


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