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9: Deux Naturalistes Irlandais Hispanophile: William Bowles et Sir John Dillon, Baron du Saint Empire Romain

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I: William Bowles

William, ou, dans la forme espagnole, Guillermo Bowles 168 , gagna le coeur des Espagnols par ses actions plutôt que par ses idées. Cet irlandais naquit près de Cork en 1705. En 1740 il alla à Paris, où il étudia l'histoire naturelle, la chimie et la métallurgie. Il entreprit ensuite des voyages dans toute la France, pour en étudier l'histoire naturelle, les minéraux, etc., voyages semblables à ceux qu'il devait faire plus tard en Espagne. Il ne publia aucun récit de ses voyages en France. Il en écrivit des journaux qui, à sa mort, devinrent la propriété de son ami Joseph Nicolás de Azara. Celui-ci reconnut que "con ellos se puede formar un libro no menos curioso que el de España," mais il n'entreprit jamais de les publier. Dieu sait quel a été le sort de ces journaux; toutes mes recherches pour les trouver ont été vaines. En 1752, Bowles connut à Paris le célèbre Antonio de Ulloa, qui lui proposa d'aller en Espagne, pour, sous les auspices du gouvernement espagnol, visiter les mines, et fonder un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire de chimie. Bowles accepta. A Madrid on lui donna comme disciples et compagnons de voyage trois hommes qui ne devaient jamais sortir de l'obscurité; Joseph Solano, de la Real Armada; Salvador de Medina, le seul homme de science d'entre eux; il devait mourir en Californie, où le gouvernement espagnol l'envoya pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil; et en dernier lieu, Pedro Saura, avocat. Le premier de ses voyages à travers l'Espagne le conduisit à Almadén, dont les célèbres mines de mercure avaient beaucoup souffert dans un incendie. Bowles put rétablir l'extraction de mercure, qui, pour des raisons techniques, était indispensable aux mineurs de l'Amérique. A partir de ce moment, tout en étant établi avec sa femme, une allemande nommée Anne Rustein, tantôt à Madrid, tantôt à Bilbao, Bowles fit des pèlerinages scientifiques dans toute l'Espagne, et amassa les connaissances d'où devaient sortir ses livres. Les autres projets n'eurent pas autant de succès; ni le cabinet d'histoire naturelle, ni le laboratoire de chimie ne devinrent des réalités, malgré les ordres donnés d'envoyer toute espèce de minéraux de l'Amérique, et l'arrivée d'un chimiste français, Augustin de la Planche, que le Roi d'Espagne avait fait venir.

Bowles était près de la cinquantaine lorsqu'il s'établit en Espagne. On comprend que ses efforts pour apprendre l'espagnol n'aient réussi que médiocrement. Il n'osa rien écrire dans cette langue. Son génie était d'ailleurs d'assez courte haleine. Il envoya à un ami anglais, Peter Collinson, F.R.S., son Treatise on Merino Sheep, dont l'édition bilingue devait paraître en 1811. Collinson envoya le manuscrit au Gentleman's Magazine, qui le publia dans ses numéros de mai et de juin, 1764, précédé de quelques remarques curieuses que l'édition de 1811 a naturellement omises:

"It is greatly to be wished that the ingenious author would transmit some farther account of a people who are, in many respects, what the rest of Europe was five centuries ago. They have had no intercourse with other nations,either for pleasure or profit; their superstition has suffered very little from the advancement of general knowledge, and they have preserved their ancient habits of life, which, in other places, have been changed by the improvement of arts, and the establishment of manufactories" (Gentleman's Magazine, vol. XXXIV, p. 203).

Dans cet article, Bowles nous donne une description très claire de l'élevage des moutons transhumantes. Ils offraient un grand intérêt aux écrivains du 18ème siècle, peut-être parce que la France et l'Angleterre en importaient dans le but d'améliorer les races qu'elles possédaient déjà. Mais l'étude de Bowles ne nous intéresse guère, n'étant qu'une étude plus ou moins technique, et n'abordant point la grande question, tellement discutée à l'époque, de savoir si les privilèges de la Mesta étaient l'une des principales causes de la décadence, et plus précisément, du dépeuplement de l'Espagne.

Deux années plus tard, en 1766, Bowles envoya au même ami, P. Collinson, une courte étude intitulée "Some observations on the country and mines of Spain and Germany, with an account of the formations of the Emery Stone; from William Bowles, Esq., Director General of the Mines of Spain." Collinson remit cette étude à la Royal Society, dont il était Fellow, et la lut devant ce corps auguste le 19 juin, 1766. 169 Elle est franchement peu intéressante. On peut en dire autant de son étude sur la langouste espagnole, publiée d'abord à Paris, puis, en 1781, à Madrid.

Il fallut l'inspiration et la collaboration constante d'un espagnol distingué, Don Joseph Nicolás de Azara, ambassadeur de Sa Majesté Catholique à Rome, pour pousser Bowles à écrire un grand livre sur les recherches qu'il avait faites dans tous les coins de l'Espagne, et à l'écrire en espagnol. C'est ainsi qu'est née la Introducción a la Historia Natural y a la Geografía Física de España, publiée à Madrid en 1775. La dédicace au roi Charles III qui se trouve en tête de l'ouvrage, est digne du plus fidèle sujet de ce monarque:

"No bien tome V.M. el gobierno de estos Reynos, quando todas las partes de ellos reconocen su mano benéfica. Madrid se limpia y hermosea: se levantan en él nuevos edificios que en solidez, magnificencia y gusto competirán con los de los Romanos: los sitios reales se mejoran, ó por mejor decir, se forman casi de nuevo: se construyen caminos magníficos para la pública comodidad: se establecen correos marítimos para todas las partes de América: se hacen nuevos reglamentos para adelantar el comercio: se fomentan las artes con una generosidad inagotable: y por fin, Madrid ve nacer un museo de Historia natural que encierra ya lo más precioso y raro de la naturaleza, y espera un nuevo Jardín botánico con un Laboratorio qúimico para incitar á los Españoles al cultivo de estas ciencias, que son las más útiles á la humanidad. Todas estas maravillas quedarán á la posteridad para deponer de la providencia y sabiduría de Carlos III."

Mais ce ton humain et enthousiaste ne se trouve guère dans le livre même. Bowles évite soigneusement tout ce qui sort de l'histoire naturelle. Il est capable de décrire les endroits les plus pittoresques de l'Espagne, Cordoue ou Sville, par exemple, sans laisser voir le moindre sentiment. Il ne fait une exception qu'en faveur de Madrid. Charles III a rendu un bon service à l'Espagne en reconstruisant sa capitale, mais Bowles manifeste l'admiration fanatique qui a régné en Espagne depuis lors pour cette ville moderne, tellement différente des anciennes cités castillanes. Ladmiration de Bowles est extrême:

"Los jardines des Retiro, el hermoso Prado y las Delicias, son paseos que tienen pocas capitales de Europa. Hay muchas fuentes públicas, que surten al lugar de agua muy excelente, y varias plazas donde se venden los comestibles; pero lo que causa admiración es ver la provisión de ellos que a todas horas se halla en la Plaza mayor, porque no es fácil concebir que en país tan árido como es éste pueda hallarse tal abundancia de frutas, legumbres y demás géneros necesarios para vivir regaladamente. El pan, sobre todo, es de lo más exquisito que se come en el mundo, pues el forastero más encaprichado a favor de su patria no puede menos de confesar la excelencia del pan de Madrid" (p. 532).

Si le pain madrilène, sec, pauvre en levain, et mal pétri, était si idéal, on ne voit pas pourquoi les familles aisées adoptèrent l'usage du pain français. Il ne faut pas reprocher à Bowles son indifférence envers l'art espagnol. Il explique lui-même pourquoi il se borne soigneusement à son métier de naturaliste. Voyons les premières phrases de son chapître "Del Escorial, San Ildefonso y Segovia," titre qui suggère des thèmes purement artistiques:

"Impertinente cosa sería que yo me detuviese en esta obra a describir las grandezas del Escorial, ni lo que el arte ha obrado en aquel magnífico edificio; porque esta relación no es de mi instituto, y ademas se puede ver muy circunstanciadamente en la descripción del P. Següenza, en el viaje de D. Antonio Ponz, y en otros escritores que tratan de aquel sitio" (p. 477).

C'est surtout avec son contemporain Antonio Ponz que vaut la comparaison. Ponz a fait sans cesse des voyages dans tous les coins de l'Espagne, et a publié, au fur et à mesure, son monumental Viaje de España, oeuvre de référence qui rendit impardonnable l'ignorance de ses contemporains sur les trésors artistiques des diverses provinces d'Espagne. L'ouvrage de Bowles est en comparaison très court, car il n'a qu'un volume, mais la méthode est la même; voyager infatigablement dans toute l'Espagne, et dissiper dans un ouvrage original et définitif l'ignorance qui existait au sujet de l'histoire naturelle de la Péninsule. En effet, le mérite principal de Ponz et de Bowles est leur caractère de pionniers. Bowles se plaint incessamment des idées fausses qui règnent sur tout ce qui est espagnol. Avouons qu'un exemple qu'il choisit est singulièrement malheureux:

"Lo singular es que tantos Viajeros nos cansan con sus disertaciones sobre vasos vaporatorios de Africa, Egipto, Siria, y de la India, y que ninguno hable una palabra de los búcaros y alcarrazas de España, que son de la misma naturaleza que aquéllos, y sirven desde tiempo immemorial para el mismo fin de refrescar el agua. En esto y otras mil especies, hallo yo comprobada la ignorancia en que están los Extranjeros de las cosas de España. Aun los hombres de juicio, si dicen algo, es con mezcla de cien equivocaciones y disparates, creyendo a escritores, que sin examinar cosa alguna, han forjado y publicado novelas para divertir al público y sacarle el dinero" (pp. 475-6).

Il est en effet singulièrement maladroit de rétorquer aux étrangers qui reprochent à l'Espagne son caractère médiéval et africain que, s'ils voulaient se donner la peine de visiter la péninsule, ils y trouveraient des coutumes de l'Afrique, de l'Egypte, de la Syrie, et des Indes! Bowles est plus heureux lorsqu'il ridiculise le renseignement, donné par l'Encyclopédie et par le Dictionnaire d'histoire naturelle, que les femmes espagnoles mâchent continuellement du búcaro, et que la pénitence la plus sévère que ses confesseurs puissent leur imposer est de leur priver de ce plaisir pendant un seul jour! (note en bas de la p. 476).

Un obscur hispaniste du XVIII siècle, le Vicomte César François de Flavigny, publia à Paris, en 1776, une traduction française de l'oeuvre de Bowles, sous le titre de Introduction à l'histoire naturelle et à la géographie physique de l'Espagne (chez Cellot et Jombert, 1 vol. in-8, pp. 516). Le Journal des Savants en fit de grands éloges 170 . Mais l'orage Massonien menaçait l'ami de Bowles, José Nicolás de Azara, qui était déjà inspiré de sentiments combatifs. Il profita de quelques circonstances personnelles pour répondre acrimonieusement aux amabilités françaises. Or le Vicomte de Flavigny dit dans son introduction qu'il est également connu de l'auteur et de l'éditeur. Azara affirme dans une lettre du 7 juin 1781 171 , que le Vicomte n'avait vu celui-là qu'une fois et celui-ci deux fois. Flavigny ajoute que J.N. de Azara avait corrigé la traduction avec l'exactitude la plus scrupuleuse. Azara donne une autre version des faits. Nous avons bien du mal à dire lequel des deux a raison. Azara affirme que Flavigny vint à Madrid sans savoir un mot d'espagnol (ce qui semble être faux) et sans avoir jamais lu un livre d'histoire naturelle, de chimie, ou de botanique. Malgré cette confession, qu'il lui aurait faite ingénûment, Flavigny aurait déclaré à Azara son intention de traduire en français le livre de Bowles. Il lui aurait ensuite prié d'en corriger la version française, en expliquant qu'un ami parisien, naturaliste de profession, se chargerait des corrections techniques. De retour en France, Flavigny aurait envoyé deux cahiers seulement à Azara, qui, après y avoir fait quelques corrections, les lui aurait renvoyés en expliquant qu'il ne savait pas assez bien le français pour en faire une révision complète. L'édition française parut quelques mois après. Dans l'introduction se trouvait l'affirmation gratuite, déjà citée, qu'Azara avait corrigé la traduction avec l'exactitude la plus scrupuleuse. Azara s'en fâcha beaucoup, et profita de l'occasion pour vider sa bile contre la France. Il dit, dans cette même lettre du 11 juin, 1781, que la traduction de Flavigny est tellement inexacte qu'il est impossible d'y reconnaître l'original. En comparant les deux textes, il faut avouer qu'Azara exagère beaucoup. Les attaques d'Azara contre la critique parue dans le Journal des Savants sont également injustes:

"Yo no sé quien hizo el extracto; pero creo no sería el Vizconde de Flavigny, porque aquel Caballero a lo menos había leído el libro, y del extractador hay motivos para dudarlo. Compara, y halla pareCidísima la obra de Bowles al Viaje de Sicilia de M. Brydone. Quien lea una y otra obra juzgará la semejanza que tiene la Descripcion física de mucha parte de España, con una poética pintura de Etna y con la relacíon de como se corteja en Palermo y como se hace la procesión de Santa Rosalía."

Or l'auteur de la critique publiée dans le Journal des Savants avait dû lire avec soin le livre de Bowles, puisqu'il le cite à plusieurs reprises. Il est d'autre part complètement faux de dire que ce critique avait trouvé "pareCidísima" l'oeuvre de Bowles et celle de Brydone, puisqu'il se hâte d'ajouter: "il y a cependant une différence essentielle entre les ouvrages de ces deux Savants" (p. 61). Il explique ensuite cette différence beaucoup mieux que ne le fait Azara: elle n'est pas si grande que l'Espagnol voudrait nous le faire croire, car malgré ses affinités préromantiques, Brydone était un homme de science, (à son retour d'Italie, il fut élu Fellow of the Royal Society), et il a cherché à nous donner dans son livre une description scientifique de la Sicile. Azara semble avoir été jaloux du succès de l'ouvrage de Brydone, qui eut huit éditions anglaises du vivant de l'auteur, et fut traduit en français et en allemand, tandis que le livre de Bowles n'obtint qu'un succès modeste. La jalousie d'Azara était en partie justifiée, car, bien que le livre de Brydone fût bon - le Comte Borch le prononça le meilleur de son genre 172 - celui de Bowles lui était, somme toute, supérieur. Quoiqu'il en soit, nous avons en général l'impression que la vision d'Azara a faussé toute l'histoire. Ses réactions excessivement violentes constituent un exemple fort curieux de la tension psychologique dont les esprits ont été victimes pendant toute cette polémique.

Azara ne publia ses critique qu'après la mort de Bowles, survenue le 25 août 1780. Cet irlandais laissait le souvenir d'un homme de science qui avait mis tout son talent au service de l'Espagne avec le désintéressement le plus complet. Il travailla quatre ans sans honoraires, car il voulait d'abord être sûr que le cLimat espagnol lui convenait. Ayant fait cette épreuve, et s'étant déCidé à rester en Espagne, il répondit à Ricardo Wall et au Conde de Valdeparaíso, qui lui demandaient quels appointements il désirait, que vingt quatre mil reales lui étaient suffisants, somme que tout le monde trouva très modeste. C'est ainsi qu'Azara résume les qualités de l'ami mort:

"Era de buena estatura y presencia, generoso, honrado, alegre, ingenuo y amigo de buena compañía; cuyas circunstancias, unidas a su instrucción, le adquirieron el trato y el aprecio de gran número de personas dintinguidas por su alta nobleza, por sus ministerios, y por su literatura" (lettre du 7 novembre, 1782).

Azara rendit à son ami un hommage posthume en publiant une seconde édition de son livre. Elle parut à la Imprenta Real de Madrid en 1782. Le texte était corrigé, mais ce qui nous intéresse bien avantage, ce sont les quatre lettres, déjà citées, qu'Azara publia en manière d'introduction. Dans la première se trouve l'attaque violente, dont nous avons déjà parlé, contre le Vicomte de Flavigny et le Journal des Savants. La seconde traite du livre de John Talbot Dillon, Travels through Spain, qui, comme nous le verrons, est surtout une refonte du livre de Bowles. Azara dit son admiration pour l'ouvrage de Dillon. Cet irlandais a, déclare-t-il, des connaissances techniques bien supérieures à celles de Flavigny; il a par conséquent été beaucoup plus fidèle que celui-ci à son modèle, et l'admirateur fanatique de Bowles y trouve partout son compte. D'autre part, le livre de Dillon est dédié à Thomas Lord Grantham, ambassadeur britannique à Madrid; encore une raison pour le louer, car Grantham avait été ami intime d'Azara. La forme épistolaire est cependant justement critiquée à cause de son caractère artificiel. D'autre part, Dillon dit avec beaucoup de raison qu'il n'y a pas d'ordre dans le livre de Bowles; il l'a par conséquent refondu. Azara répond que ce reproche est tout à fait infondé. Nous voyons qu'il est tellement aveuglé par son amitié pour Bowles qu'il n'admet pas qu'on lui fasse la moindre critique. La troisième lettre contient une critique acerbe des Travels Through Spain de Henry Swinburne (1779). La rancune provoquée chez les Espagnols par le ton de mépris avec lequel Swinburne parlait de leur pays ne fut qu'aggravée par le gros succès qu'obtint ce livre en Angleterre. La troisième lettre d'Azara fut donc acueillie en Espagne comme une revanche sanglante. Antonio Ponz la reproduisit en entier dans la préface (pp. xv-xx) du tome II de son Viage fuera de España (1785). Elle s'achève ainsi:

"No se puede negar que la Inglaterra ha produCido grandes hombres en todas líneas; pero como las cosas de este mundo son siempre une mezcla de bueno y de malo, de grande y de pequeño, para que no se ensorbezca la patria de Newton, de Locke, de Adisson [sic] y de Cook, ha produCido también al Señor Enrique Swinburne, Escudero, Autor del verídico, exacto y completo Viaja de España."

La dernière lettre d'Azara contient un résumé de la vie de Bowles, et se termine par l'éloge funéraire que nous avons déjà citée.

Les quatre lettres d'Azara sont datées de Rome. C'est que notre polémiste était alors Ambassadeur de Sa Majesté Catholique dans la Ville Papale. Il est en effet curieux de voir que les diplomates étaient en même temps des intellectuels qui n'hésitaient pas à prendre part, même d'une façon violente, aux polémiques de l'époque. Après avoir édité la seconde édition espagnole du livre de Bowles, Azara se déCida à en publier une traduction Italienne, fort amplifiée d'ailleurs. Elle parut à Parme en 1783, en deux volumes, sous le titre de Introduzione alla storia naturale e alla geografia fisica di Spagna di GB pubblicata e comentata dal Cavaliere GN de Azara, e dopo la seconda edizione Spagnuola più arrichita di note. Tradotta di F. Milizia. Nous avons donc deux éditions espagnoles, une traduction française et une Italienne. Il manquait des versions anglaise et allemande. Il échut à un autre naturaliste irlandais, John Talbot Dillon, d'écrire une adaptation anglaise qui, a son tour, fut traduite en allemand.

II: Sir John Talbot Dillon

Sir John Talbot Dillon 173 naquit en Irlande vers 1740, c'est à dire à l'époque où Bowles partait pour la France. Pendant toute l'époque qui nous intéresse, il était membre du parlement irlandais, ce qui ne l'empêcha pas de passer la plupart de son temps soit en résidence à Vienne, soit en voyage en Italie et en Espagne. Vers 1780, l'Empereur le nomma Baron du Saint Empire Romain, titre qu'il fut autorisé à porter en Angleterre en 1782. En 1780 il publia à Londres le premier et le plus important de ses ouvrages: Travels through Spain, with a view to illustrate the Natural History and Physical Geography of that Kingdom in a Series of Letters. Including the most interesting subjects contained in the Memoirs of Don Guillermo Bowles, and other Spanish writers. Remarquons que "Don Guillermo Bowles" est considéré un écrivain espagnol.

Dans la "Préface", Dillon explique la genèse de son ouvrage. En 1778 il fit son troisième périple en Espagne. Il avait le grand avantage d'une connaissance solide des moeurs et de la langue du pays. A Madrid, le livre de "Don Guillermo Bowles" lui tomba entre les mains. Il jugea que le public anglais donnerait un accueil chaleureux à une traduction de ce livre, car les études d'histoire naturelle étaient fort à la mode, et il y avait au sujet de l'Espagne une lacune évidente, très difficile à combler à cause de la difficulté des voyages dans la Péninsule.

Dillon a effectué une modification profonde dans l'ouvrage de Bowles. Il l'a refondu en ajoutant des passages, même des chapitres, pris ailleurs. C'est ainsi que dans la Lettre V de la Première Partie il publie, éditée au besoin, la "Treatise on Merino Sheep" de Bowles, qui parut dans le Gentleman's Magazine (mai-juin 1764) et dont nous avons déjà parlé. Mais c'est surtout dans le Viaje de España d'Antonio Ponz qu'a puisé Dillon. Il reproduit notamment dans la Lettre VI de la Première Partie la communication du 12 septembre 1765 sur l'influence néfaste de la Mesta que le Padre Sarmiento avait envoyé à Ponz, et que celui-ci a publié dans le volume huit, qui traite de l'Estrémadure, de son Viaje de España (pp. 191-202). Dillon a de moindres dettes envers des auteurs secondaires - Casimiro Gómez Ortega, José Quer, etc. Enfin il a ajouté des passages de son propre cru. Cette espèce de mélange est précédé d'une carte de la péninsule que Dillon dessina exprès pour son livre. Elle est faite un peu à la bonne franquette: il suffit d'un coup d'oeil pour voir que l'Escorialet le Pardo sont mal placés.

Dillon reproche à Bowles, avec raison, le manque d'ordre dans son livre. Azara répond que Bowles a décrit les régions dans l'ordre où il les a visitées. Cette justification n'est pas suffisante, et Dillon a bien raison de vouloir arranger son livre composite d'après un certain plan. Il lui a donné la forme d'un voyage. La première partie comprend le voyage de Bayonne à Madrid, la visite des environs de Madrid et le retour à la frontière par la Castille, la Biscaye, et l'Aragón. Dans la seconde partie, Dillon imagine un grand voyage par l'Estrémadure, l'Andalousie, Grenade, Murcie, Valence, et la Catalogne. Il faut avouer que la forme d'un voyage n'est pas la plus appropriée à ces morceaux, qui ne sont pas des récits de voyage. Enfin, Azara se plaint, de juste titre, de la forme épistolaire, qui est ici extrêmement artificielle. La première partie du livre comprend vingt-cinq lettres, la seconde en comprend vingt-trois.

La réforme la plus importante effectuée par Dillon est dans l'esprit du livre de Bowles. Il a transformé ce traité sec et scientifique en un ouvrage littéraire comparable au Voyage en Sicile de Brydone. Son style a des ambitions littéraires; Dillon se met quelquefois à "composer" un morceau. Le paysage espagnol, dont Bowles ne dit mot, est pour Dillon un objet d'amour et d'admiration. C'est surtout le Levante qu'il aime:

"Fair Valencia! How shall I describe thy transcendent beauties, or speak of those infinite glories that adorn thee? If celebrated architects have not graced thy capital city with sumptuous palaces, or given a more pleasing form to thy streets, be contented that the great Architect of the universe has poured on thee blessings innumerable to render thy happiness complete, and make thee the admiration of the world, inspiring at the same time thy sons with the most exalted talents to sing perpetually thy praise!" (Lettre XVII).

La meseta lui semble triste, mais Montserrat provoqua chez lui ces sentiments hypertrophiés avec lesquels ses contemporains regardaient les montagnes et les abîmes (un cas semblable est celui de Twiss à Ronda):

"The celebrated mountain of Montserrat, nine leagues from Barcelona, has of late been so fully described by British travellers, a fine print having been lately exhibited of it [in Philip Thicknesse's Year's Journey through France and Part of Spain], that the subject is become exhausted, and words seem feeble to describe this awful mountain, raising its exalted crest towards the skies, with all the powers and majesty of nature; yet as it makes so capital a figure in the geography of Spain, we shall once more ascend its jagged rock, and explore its wonderous form" (Lettre XVIII).

Dillon s'intéresse aux paysages plutôt qu'aux monuments. C'est ainsi que les jardins d'Aranjuez lui semblent infiniment plus dignes d'intérêt que le palais. Mais il lui échappe quelquefois des phrases d'admiration pour l'art d'Espagne. De Burgos il dit "The cathedral is a magnificent gothic structure, and one of the finest in Spain," et nous en donne une gravure passable (Lettre XI). Il dit son admiration pour les célèbres statues de Philippe III et de Philippe IV qui se trouvent à Madrid.

La littérature trouve également sa place dans son livre. Il cite beaucoup de livres espagnols, notamment l'inévitable Don Quichotte, qui, avec Gil Blas, a formé au 18ème siècle la vision populaire de l'Espagne, et dont Bowles préparait avec sa collaboration, une nouvelle édition:

"There is such a variety of matter and so many beautiful passages and allusions in Don Quixote, that it is impossible to travel through Spain without their frequently occurring to the mind. Don Guillermo Bowles has occasionally quoted him, and I hope I may be allowed the same liberty. This book is one of those capital pieces only understood by those who can read him in the original. We may now soon expect a new and classical edition of Don Quixote printed in England in the original Spanish, illustrated by annotations and extracts from the historians, poets, and romances of Spain and Italy, and other writers ancient and modern, with a glossary and Indexes, by the Reverend John Bowle, MA, FSA...Besides the advantage of having a more perfect and accurate text than has ever yet appeared, this is a work of such magnitude as will reflect infinite honour on the erudition and taste of the ingenious editor; how singular a pleasure to the admirers of Cervantes in general! How great the surprise to the Spaniards! When they behold one of their favourite characters so nobly emblazoned by an Englishman" (Lettre II, note).

L'acceuil chaleureux prévu par Dillon pour l'édition de Bowles ne devait se réaliser qu'à moitié. Nous en parlons ailleurs.

Enfin, Dillon ajoute des renseignements historiques au tableau géographique de Bowles. Fort intéressante à cet égard est la Lettre IV de la Seconde Partie, qui traite du "barren and wretched district of Batuecas in Estremadura." De même qu'on supposait l'existence d'un El Dorado dans une région inaccessible de l'Amrique du Sud, cette vallée de la meseta avait sérvi de prétexte à une légende dont les romanciers tiraient un fort bon profit. La légende racontait qu'une certaine dame, appartenant à l'illustre maison d'Albe, avait été séduite par son amant, et qu'elle avait fui dans ces parages inconnus, où elle fit la découverte d'un peuple barbare, païen, et parlant une langue inconnue, où l'on pouvait apercevoir quelques éléments gothiques. C'était, on le voit, un élément de la légende noire. Malheureusement des auteurs classiques, tels Nieremberg (Curiosa Philosophia, lib. 1, cap. 35) et Alonso Sánchez (De Rebus Hispaniae, lib. 7, cap. 5) avaient confirmé ces racontars, qui furent donc accrédités par des écrivains étrangers tels que Thomas Corneille, l'auteur du Grand Atlas, et Moreri, dans son Dictionnaire. Feijóo, dans son Teatro Crítico (tom. 4, dis. X) avait ridiculisé tous ces produits de l'imagination, et Dillon se sert de ses arguments pour déraciner ce produit de la légende anti-espagnole. Il ne nie cependant pas que cette région, encore plus que les fameuses Jurdes voisines, soit aride et misérable. Les paysans eux-mêmes s'en rendent compte. Ils en ont honte, et aucun ne veut admettre que son village se trouve dans les Jurdes. Il est intéressant de noter qu'en décrivant cette région telle qu'elle est, Dillon trouve cependant le moyen de satisfaire le goût de ses contemporains pour les paysages effrayants:

"Nothing is to be seen but a repetition of jagged and ill-shapen rocks, with their rugged peaks, like so many turrets and battlements, towering one over the other, as far as the eye can extend, forming dreadful gullies where the river forces its way...To increase still further its horror, the hills are perforated with dismal caves, one above the other, and some so extensive, that three or four hundred sheep may easily take shelter there to bears, wolves, wild cats and weazles...But why need I enlarge any further on so dreary a spot, or describe so barren a country, where even grass is not to be seen!"

Ce qui est remarquable, c'est que Dillon parle ainsi d'une région qu'il n'a jamais vue! Il voudrait nous faire croire le contraire, car il n'indique pas de sources, mais en réalité il a puisé tous les détails de sa description dans la lettre d'un ami qu'Antonio Ponz avait publié dans son Viaje de España (Tomo VII, Carta VIII).

Dillon est assez équitable. Si dun côté il rejette la légende anti-espagnole qui sétait formée autour de las Batuecas, dun autre il se moque des écrivains espagnols qui avaient décrit comme un paradis terrestre la Vera de Plasencia, où se trouve le Monastère de Yuste, retraite de Charles V. Il cite à ce propos ce quen dit Antonio Ponz (Viaje de España Tomo VII, Carta VI): cette fois, il reconnaît sa dette envers lui. Il est intéressant de comparer la description assez pessimiste que donne Dillon de cette Vera avec celles dUnamuno. De même que les Jurdes, la Vera de Plasencia a été, depuis des siècles, une préoccupation pour les Espagnols.

Lensemble du livre de Dillon est nettement favorable à lEspagne. Les quelques critiques qui sy trouvent sont copiées dauteurs espagnols. La lecture de ce livre laisse une impression générale qui peut se résumer en ces simples mots: "Quel beau pays!" Dillon sent lui-même qu'il a un peu forcé la note, et il s'en excuse. Il explique, dans sa Préface, que les avantages naturels de la Péninsule ne sont pas comparables à la liberté dont jouissent les Anglais. Il est curieux de noter que cet Irlandais, défenseur des catholiques, est un fanatique de la liberté, et qu'il se considère comme anglais, de même qu'il considère comme espagnol son compatriote Bowles. Il termine ainsi sa préface:

"If I have sometimes expatiated on the qualities or excellence of Spanish productions, I hope nevertheless, it will not be thought, that I mean to lessen or feel less warmth for the innumerable advantages of my own country, wherein, if we have not the rich fruits of the southern climes, we enjoy so many other essential benefits, superadded to the greatest abundance of every necessary, every convenience of life, as cannot fail, from our insular situation, to render us a most happy people. Thus even supposing for a moment we grant to other nations every advantage of a luxuriant cLimate, or that the Spaniard lives in ten degrees of more indulgent skies;

'Tis liberty that crowns Brittania's isle,

And makes her barren rocks, and her bleak mountains smile.

(Addison)"

Le livre de Dillon eut un gros succès. En plus de cinq éditions anglaises, il fut traduit en allemand par J.A. Engelbrecht sous le titre de Reise durch Spanien...Aus dèm Englischen übersetzt und mit den übrigen Nachrichten des Herrn Bowles vermehrt (Leipzing, 1782).

Nous avons déjà indiqué l'intérêt de Dillon pour la littérature espagnole. En 1781 il publia un volume qui devait faire pour la littérature ce que son premier livre avait fait pour lhistoire naturelle de l'Espagne. Il est intitulé Letters from an English traveller in Spain in 1778, on the Origin and Progress of Poetry in that Kingdom. Dans la Préface il reconnaît que son ouvrage n'est pas très original, et qu'il doit beaucoup aux Orígenes de la Poesía Castellana de Velásquez, et aux Préfaces de Sarmiento et de Sedano. Ticknor se souvenait de cette préface lorsqu'il dit, comme s'il faisait une critique personelle:

"Large masses of it are pilfered from Velasquez's Orígenes de la Poesía Castellana, and, I doubt not, much of the rest from Sarmiento's and Sedano's prefaces" (Catalogue of Ticknor's Library, Boston, 1879).

L'attitude de Dillon envers la littérature espagnole est très favorable. La place d'honneur revient à Don Quichotte, dont les aventures sont illustrées par plusieurs gravures. Le livre eut un certain succès, et fut traduit en français sous le titre de Essai sur la Littérature Espagnole (1810). L'original anglais est cependant assez difficile à trouver.

En 1782, Dillon publia à Londres son Political Survey of the Sacred Roman Empire. De même que Mme de Staèl plus tard, Dillon idéalise l'Empire germanique, où il règne, selon lui, une tolérance fort salutaire. Il est intéressant de noter que cet admirateur de l'Allemagne et cet ami de l'Espagne est plutôt gallophobe. C'est un phénomène qui se répète constamment.

Dillon, nous l'avons vu, n'est pas un esprit original et créateur: il est plutôt traducteur et adapteur. Il est facile de faire de la polygraphie à condition de s'en tenir à des traductions; c'est ce qu'il a fait à propos de la peinture espagnole. Le célèbre peintre Antonio Rafael Mengs avait écrit à Antonio Ponz une lettre sur la peinture, que celui-ci publia dans le Tome VI de son Viaje de España (pp. 164-229). Cette lettre eut un gros succès, et fut traduite dans plusieurs langues. Dillon, nous l'avons dit, connaissait bien l'oeuvre de Ponz, et il publia à Londres en 1782 (l'année terrible) une édition anglaise de la lettre de Mengs sous le titre de Sketches on the Art of Painting; with a description of the most capital pictures in the King of Spain's Palace at Madrid. L'importance pour notre polémique de la lettre de Mengs et de ses diverses traductions est qu'elle révéla les trésors artistiques qui se trouvaient au Palais Royal de Madrid. Nous avons vu que Twiss s'était plaint du mystère qui les enveloppait, et qu'il avait dressé un simple catalogue des tableaux. La lettre de Mengs n'est pas aussi précise, mais elle est plus appréciative. Elle contient à l'égard des peintres espagnols, et notamment de Velásquez, des phrases d'admiration qui, venant d'une célébrité internationale, aidèrent à faire rendre justice à la peinture espagnole:

"¡Quánta verdad, é inteligencia de claro y oscuro no se observa en los cuadros de Velásquez! ¡Cómo entendió bien el efecto que hace el aire interpuesto entre los objetos para hacerlos comparecer distantes los unos de los otros! ¡Y qué estudio para cualquier profesor, que considerase en los cuadros...de este pintor...el modo como enseñan el camino que tuvo para llegar á imitar con tanta excelencia la naturaleza!...en donde sin duda dió la más justa idea del mismo natural es en el cuadro de "Las Hilanderas", que es de su último estilo, y hecho de modo, que parece no tuvo parte la mano en la ejecución, sino que se pintó con sola la voluntad, en cuyo género es obra singular" (pp. 197-9 de la version de Ponz).

Ayant décrit "l'histoire naturelle et la géographie physique de l'Espagne" (et jusqu'à un certain point sa littérature et sa peinture) Dillon déclare:

"I engage in the more arduous task of defining the various passions of the soul, the feelings of the human heart and the agitated mind of those people whose country I have described."

Autrement dit, notre polygraphe va devenir historien. Il avait d'abord l'intention d'écrire l'histoire du 14ème et 15ème siècles en Espagne, mais à la fin il n'a publié qu'une History of the Reign of Peter the Cruel, King of Castile and Leon, en deux volumes, Londres, 1788. Ici encore, Dillon a puisé à pleines mains dans des ouvrages espagnols, notamment dans la chronique de Lopez de Ayala, dont une nouvelle édition parut à Madrid en 1779, chez l'éditeur Sancha. En effet, beaucoup de chroniques espagnoles, etc, furent réimprimées pendant le 18ème siècle, et facilitèrent infiniment la tâche de Dillon, qui a dressé une liste des ouvrages espagnols qu'il avait consultés (Vol. II, pp. 215-222). Le livre de Dillon a donc une certaine valeur scientifique, surtout pour son époque.

Ne le considérons cependant pas comme le premier historien britannique qui ait entrepris une tâche semblable; un écossais, William Robertson, avait publié son History of the Reign of the Emperor Charles the Fifth en 1769, presque une vingtaine d'années avant la publication du livre de Dillon. En effet, Dillon avait d'abord l'intention de continuer son histoire jusqu'à l'époque d'Isabelle la Catholique pour rejoindre ainsi la periode décrite par Robertson. Un autre écossais, Robert Watson, publia en 1777 une History of Philip II of Spain, dont le succès fut comparable à celui fabuleux atteint par le livre de Robertson. Un ami de Watson, Dr. William Thompson, compléta et publia en 1783 une History of the Reign of Philip III, King of Spain, que Watson avait laissée incomplète à sa mort. Dillon loue beaucoup ces trois grands ouvrages, auxquels le sien devait , selon son idée originale, servir d'introduction.

Le livre de Dillon est fort curieux en tant que document de la polémique qui nous intéresse. La base de cette polémique est une espèce de triangle fatal: Espagne, Angleterre, France. La situation s'est finalement résolue de cette façon; les deux premières contre la dernière. Pour Dillon, l'Espagne est l'alliée de l'Angleterre contre la France. Remarquons qu'il cache soigneusement son origine irlandaise, et qu'il est fier d'être né sur le sol anglais:

"Englishmen! to whom I address this narrative; in whose happy country I drew my first breath, and whose glory and prosperity will ever be nearest to my heart" (Préface, p. X).

Or, Pierre le Cruel était l'allié de l'Angleterre, c'était "a monarch of undaunted courage; destined to be the son-in-law of our great Edward III; in fine, the ally of England, and whose valour was cherished by our illustrious Prince of Wales, known by the name of the Black Prince, by whose invincible arm King Peter was reinstated on his throne" (p. VIII). Malheureusement, le Prince Noir tomba malade et dut retourner en Angleterre. La bâtard Henri put alors vaincre grâce à l'aide française. Toute la "légende noire" de Pierre le Cruel, y compris son surnom, est le produit mensonger de la faction francophile:

"...with the assistance of France, and the intrigues of Aragon, they murdered their sovereign, and seated the Bastard, Henry of Trastamara, on the throne of Castile. To make this revolution more acceptable to the people, every action of Peter was construed into cruelty, the excesses of the age were laid to his charge, his passions were exaggerated in the punishment of rebels, and they fixed on him the odious epithet of THE CRUEL; and as such he has been handed down to posterity, and stigmatized by all writers, national and foreign."

Selon Dillon, les chroniqueurs espagnols eux-mêmes ont pris part à cette campagne de diffamation. Il cherche à expliquer et à invalider de cette façon les phrases peu flatteuses pour la mémoire de Pedro el Cruel qu'a, dans sa chronique latine, l'évêque de Palencia, Rodrigo Sánchez de Arévalo.

Dillon cherche de même à montrer l'injustice de beaucoup des reproches faits par les écrivains espagnols à leurs propres pays, reproches qui sont souvent inspirés par une rancune mesquine. Dans un passage ingénieux, il critique la tirade de Jean (Joannes), évêque de Girone, contre les Basques:

"De Galatis vero Hispaniae refert Strabo libro tertio de orbis situ, quod Gallecii. Hispaniae olim NULLUM HABEBANT DEUM. Quod Bisciae usque ad haec tempora perdurat; quae regio intra Galleciae fines sita est et licet eiusdem incolae Christianam religionem cultores appellentur; ab illis tamen nullum venerari colique Deum, CERTUM EST, solumque Christianam religionem labiis profitentur! Apud illos Presbyter nullus recipitur non habens concubinam, arbitrantur enim neminem posse a carnalibus continere quod quum non possent dicunt necesse est presbyteros ad parochianorum uxores converti" (Joannis Episcopi Gerundensis Paralipomenon Lib. secund).

Dillon rejette (pp. XVII-XXV) cette accusation contre un peuple qui a toujours été fort dévot; il explique qu'elle n'était inspirée que par la rancune des prélats qui n'avaient pas pu installer leurs abus dans la région basque. N'oublions pas que les Basques étaient idéalisés au XVII siècle, comme le peuple le plus développé et le plus progressiste de l'Espagne. Les Catalans qui devaient s'approprier cette renommée au cours du XIX siècle, étaient considérés comme des rebelles contre les Bourbons, et souffraient encore des effets de la répression.

Notre hispanomane est en général plein d'admiration pour l'école espagnole d'histoire:

"Perhaps no nation possesses a greater number of valuable historians than the Spanish. Were there no other that Mariana he would do honour to any country; but when we add the illustrious name of King Alfonso X, those classical writers Don Pedro Lope de Ayala, Geronimo Zurita, Ambrosio Morales, Don Diego Dormer, this Marquis of Mondejar, and others, I behold a rich mine, abounding with the choicest materials, now produced as beautiful gems worthy of an enlightened age, which judges with taste as well as candour, and deCides with impartiality" (p. XIV).

Il est curieux que Dillon ait la manie plutôt française de croire qu'il vit dans le siècle des lumières, lui qui défend si énergiquement un pays dont la grandeur est fortement enracinée dans le moyen âge.

Dillon termine sa préface avec une espèce de péroration de l'Espagne:

"Were I to enumerate the praises which have been given both by ancients and moderns in favour of the Spanish nation, the recital would be of considerable length. It is generally agreed that their history abounds with the most exalted proofs of magnanimity and courage; and of all those virtues which give them a distinguished rank amongst the powers of Europe. To speak of their writers would be a task equally arduous. Among the moderns, who are unacquainted with the ingenious works of Marti, Ustariz, Feijoo, Ulloa; not to pass over in silence my late worthy friend Don Gregorio Mayans, of Valencia; also at present the Count of Campomanes, still living at Madrid, high in office in his Catholic Majesty's councils, who unites to the true spirit of patriotism, the polite learning of a scholar, and the indefatigable zeal of a senator" (pp. XXVII-XXVIII).

Remarquons que, de toutes les célébrités du 18ème siècle nommées par Dillon, seul Feijoo est considéré aujourd'hui comme un écrivain de premier ordre; Marti et Ustariz sont presque oubliés. Remarquons d'autre part l'emploi du mot "senator" à propos de Campomanes: Dillon cherche en Espagne les vertus de l'ancienne Rome. En effet, la recherche de la rudesse par réaction contre l'ammolissement du 18ème siècle conduit d'un côté à Rome, d'un autre côté au Moyen Age. L'antithèse entre néo-classicisme et romanticisme n'est donc pas aussi nette qu'on le croit souvent.

Pendant les années suivantes, Dillon était trop occupé par les évènements révolutionaires en France pour continuer ses études espagnoles. Il publia à Londres en 1790 ses Historical and Critical Memoirs of the General Revolution in France in the year 1789...produced from authentic papers communicated by M. Hugon de Bassville. Jusqu'à sa mort, survenue en 1805, Dillon n'écrivit plus qu'un seul ouvrage sur l'Espagne. Ce fut une nouvelle étude historique, intitulée Alphonso and Elenora, or the triumph of Valour and Virtue (2 vols, 1800). C'est, en résumé, une défense d'Alphonse VIII 174 , que les historiens accusent, à tort selon Dillon, d'avoir risqué tout seul la bataille désastreuse d'Alarcos, par jalousie de ses alliés, les rois de Lon et de Navarre. Dillon, qui était politiquement un révolutionaire modéré, fait preuve d'une curieuse largeur d'esprit en défendant si assidûment la monarchie espagnole. Ce serait en effet une tâche intéressante, mais presque impossible, de mettre de l'ordre dans ses idées. L'hispanophilie de Dillon est le produit d'un coeur généreux et d'une tête confuse.

Notes

168 V. Lettres de Don Joseph Nicolás de Azara (surtout la dernière, celle du 7 novembre, 1782) qui servent de Prologue à la seconde édition de l'Introducción a la historia natural y a la geografía física de España, (1782). Cette dernière lettre se trouve, en traduction anglaise, dans la préface de l'édition bilingue (anglo-espagnole) du Treatise on Merino Sheep, (Londres, 1811). Voir aussi l'article de G. T. Bettany dans le Dictionary of National Biography, vol. II.

169 Elle est publiée dans le volume LVI (pp. 229-236) des Philosophical Transactions of the Royal Society.

170 Journal des Savants, Mai, 1777, pp. 58 ss.

171 Publiée en tête de la seconde édition espagnole de l'oeuvre de Bowles.

172 Michel Jean de Borch était un homme de science fort compétent spécialisé dans l'histoire naturelle de la Sicile. Il publia à Turin, en 1782, deux volumes de Lettres sur la Sicile et sur l'Ile de Malthe. Pour servir de supplément au voyage en Sicile et à Malthe de M. Brydonne.

173 Voir l'article de John Ormsby, dans le Dictionary of National Biography, V, pp. 989-990; Gentleman's Magazine, septembre 1805. Ormsby explique clairement la confusion qui existe dans les "Baronetages" de Betham et Foster.

174 Dillon l'appelle Alphonse IX; on sait qu'il y a deux façons de compter les Alphonses espagnols. John Ormsby n'a donc aucune raison de s'étonner de cette erreur.


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