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5: Giuseppe Marc Antonio Bartlett

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Giuseppe Marc Antonio Bartlett 94

Né d'une vieille famille Italienne, Baretti quitta l'Italie en 1751, âgé de Trente-deux ans, à la suite d'une polémique avec un professeur de l'Université de Turin, dont la racune s'était assouvie en faisant fermer contre lui la porte aux emplois officiels dans le Pimont. Baretti vint à Londres, et fit bientôt la connaissance du célèbre docteur Samuel Johnson, qui devint dès lors l'ami et le protecteur de l'émigré Italien. Après un séjour de neuf ans en Angleterre, heureux de s'être fait une réputation assez considérable et même une petite fortune grâce à son dictionnaire anglo-Italien, Baretti voulut en 1760 retourner dans son pays natal. Il eut, grâce au Docteur Johnson, qui connaissait Lord Southwell, la fortune d'être agréé comme compagnon de voyage d'un jeune homme de sa famille, Edward Johnson, qui allait en Italie. Baretti parle de lui dans ses Lettere Familiari.

La Guerre de Sept Ans battait son plein, et les services de paquebots entre l'Angleterre et la France étaient suspendus. Il fallait éviter la France en prenant une route moins directe. L'itinéraire le plus commode aurait été par la Hollande, mais ce pays archiconnu n'attirait pas notre Italien (ou son maître), qui se déCida en faveur d'un chemin beaucoup plus long, plus compliqué, plus dangereux - mais plus intéressant - c'est à dire par Lisbonne, à travers la péninsule espagnole et le long de la côte méditéranéenne française. A cause du mystère qui les enveloppait, le Portugal et l'Espagne avaient, comme la Chine et l'Amrique du Sud, une attraction toute spéciale pour les esprits curieux du 18e siècle. C'est de ce voyage entrepris moitié par nécessité, moitié par goût, que sont finalement sortis en 1770 les quatre volumes du Journal de Baretti, refonte anglaise des Lettere Famigliari ai Fratelli en deux volumes, dont le premier parut à Milan en 1762, grâce à la protection du ministre autrichien, Comte de Firmian. A la suite d'une plainte du gouvernement Portugais, cette protection disparut, et défense fut faite à Baretti de publier le reste de son oeuvre. Il se retira à Venise où il publia l'année suivante le second volume des Lettere Famigliari; mais notre polémiste eut de nouveux désagréments et, ne pouvant s'établir dans son pays natal, il retourna en Angleterre en 1766.

En novembre 1768 Baretti revisita l'Espagne, et en 1770 il publia à Londres la description anglaise, en quatre volumes, de son voyage, dont le titre exact est A Journey from London to Genoa, through England, Portugal, Spain and France. Le livre eut un gros succès - au moins trois éditions successives parurent en 1770 - et fut traduit en français. Pendant les deux décennies qui précédèrent la Révolution Française, le Voyage de Baretti fut parmi les livres les plus cités sur l'Espagne.

Baretti justifie sa décision d'écrire un récit de son voyage par le mécontentement général qui existait au sujet des livres sur l'Espagne. Tous ceux déjà parus étaient, de l'avis de "many Englishmen of distinguished knowledge", très imparfaits. 95 Malheureusement, le livre de Baretti n'est pas beaucoup plus compétent. Comme nous le verrons, les erreurs y abondent. Il y a aussi un manque lamentable de renseignements concrets et exacts; Baretti ne semble compléter ses impressions rapides que par ouï-dire. Avouons que la méthode qu'il a suivie n'est pas la meilleure pour écrire un livre sérieux et bien documenté: à la fin de chaque journée, Baretti a décrit ses aventures et ses impressions. Selon la convention de l'époque, la description de chaque journée est intitulée "Letter". Chaque lettre a une moyenne de quinze pages. Il est évident qu'un livre écrit de cette façon, au lieu de nous donner des renseignements sérieux, ne peut être que du journalisme. Ce journalisme cependant contient, comme nous le verrons, une foule d'impressions justes. Baretti déclare qu'il est redevable, pour l'idée de sa méthode, à son protecteur et ami, Dr. Samuel Johnson96; on ne se peut s'empêcher de penser que Johnson lui a rendu de cette façon un service assez équivoque.

Baretti quitta Londres le 14 août, 1760. Une diligence le porta à Falmouth, où il s'embarqua sur un voilier qui prit la mer le 23 août. Pendant la traversée, un corsaire français le poursuivit, mais comme il était défendu aux paquebots de se battre, sauf quand la fuite n'était pas possible, le "King George" hissa toutes ses voiles, et s'échappa sans avoir subi de dégâts. Il aborda à Lisbonne le 30 août. Le voyage de Londres, par Falmouth, à la capitale Portugaise est décrit dans les dix-sept premières lettres. 97

Baretti ne vit quune partie très réduite du Portugal; Lisbonne, les alentours de Cintra, et la route à la frontière espagnole (Badajoz). Ses impressions du Portugal, qui, même dans la version atténuée quil rédigea à la suite des protestations du gouvernement Portugais, sont défavorables et teintes dune ironie perpétuelle, se trouvent dans les lettres XVIII à XXXIII du premier volume, et dans les Trente-sept premières lettres du second.

Dès son arrivée à Lisbonne, Baretti fit chercher un domestique français nommé Batiste, qui lavait servi à Londres, et que nous retrouverons quand Twiss viendra dans la Péninsule. Batiste fut très agréablement surpris, et accepta avec enthousiasme daccompagner son ancien maître pendant son voyage en Espagne.

Prototype du touriste, Baretti sempressa dassister à un combat de taureaux. Tandis que quelques voyageurs reprochent aux femmes leur amour de ces spectacles, Baretti est choqué par la présence des prêtres:

"Being just come from a country where the Lord's day is not openly prophaned, I could not help being shock'd to see so many Christians, and especially so many priests and friars, present at such a diversion, which to me seemed the most inhuman that ever could be invented by men, next the combats of the gladiators in ancient Rome." (Vol. I, p. 123).

Baretti raconte avec dégoût les péripéties de ces spectacles, (qui sont cependant bien moins cruels au Portugal qu'en Espagne), et termine ainsi sa description:

"Thus ended the massacre of those noble animals: a massacre encouraged as long as it lasted by a most outrageous uproar, and concluded with a most thundering clap of universal approbation" (p. 131).

Il semble donc que, contrairement à l'usage Portugais, les taureaux furent tués, comme en Espagne. Le spectacle avait été interrompu par un inCident curieux. Quelques spectateurs ayant crié "Un tremblement de terre! Un tremblement de terre!", il se leva parmi tous ces humains, tourmentés par le souvenir du dernier cataclysme, un tohu-bohu indescriptible. Quand le calme fut enfin restauré, on se rendit compte que cette confusion avait été provoquée par quelques filous rusés qui s'étaient ensuite échappés avec un riche butin.

Le lendemain, Baretti visita la partie de la ville qui avait été ruinée par le tremblement de terre. Prototype du journaliste, il raconte des cas de personnes qui s'étaient sauvées presque miraculeusement. Quant à la reconstruction de la ville détruite, cette tâche lui semble à peu près herculéenne. Il trouve que le gouvernement Portugais, en construisant d'abord un arsenal grandiose, avait mis la charrue avant les boeufs d'une façon grotesque:

"who knows but as soon as that wonderful Arsenal is completed they set about to rebuild their inquisition, their cathedral, or some stupendous convent?" (p. 149).

Le trois septembre, 1760, Baretti eut la bonne fortune d'assister à la cérémonie, d'une pompe presque orientale, qui eut lieu à l'endroit où, trois années auparavant, le duc d'Aveiro et ses complices avaient commis leur attentat, heureusement échoué, contre leur roi et seigneur Sa Majesté Joseph Premier. En présence du Patriarche, dont la splendeur était vraiment romaine, et des autres dignitaires de l'église primatiale, le roi, assisté de son ministre le Marquis de Pombal, posa la première pierre de la grande église qui devait symboliser sa reconnaissance pour son échappement miraculeux.

Croyant, tout à fait à tort, que l'expression "Lisboa Oriental" se rapporte à la rive gauche de Tage, où, selon certains archéologues, se trouvait l'Olisipo des Anciens, Baretti fit une petite excursion dans cette contrée. Ce qui attira le plus son attention fut la vue de deux nègres qui nagaient avec une agilité incroyable. Quand ils furent sortis de l'eau, Baretti leur fit chanter quelques chansons dans leur langue maternelle, c'est à dire le mozambique. Sans y comprendre un seul mot, Baretti se rendit compte qu'elles étaient composées à base de rimes. Il trouva que c'était une bonne occasion de nous expliquer les diverses théories sur l'origine de cette forme poétique (I, pp. 169 ss.).

De retour à la rive droite du Tage, Baretti visita le célèbre couvent des Jeronimos de Belem. Il ne put pas goûter la beauté de l'église, car le toit s'était effondré pendant le tremblement de terre, et, pour le reconstruire, on avait tout emmailloté d'échafaudages. Cet esprit fort eut plus de loisir pour constater la vie opulente dont jouissaient ces moines qui, par une ironie inconsciente, portaient le nom d'un ascète qui vécut dans le désert. Le jardin des Hironymites était au contraire d'une luxuriance à peine imaginable. Sans parler des fruits européens, qui y croissaient avec exubérance, il s'y trouvait beaucoup de plantes exotiques, surtout Brsiliennes, "comme celle qu'on appelle banane" (I, p. 174). Toute cette partie ocCidentale de Lisbonne, avec ses maisons blanches aux volets verts, est, dit Baretti, d'une beauté fort touchante.

Le lendemain, Baretti visita deux constructions colossales, le nouvel Arsenal et l'Aqueduc. L'opportunité de la première est, selon lui, douteuse, la grandiosité de la seconde indéniable.

Cette excursion fut gâtée par quelques incidents désagréables, qui rendirent impossible toute croyance à la politesse du peuple Portugais. Lorsqu'ils revenaient de l'Aqueduc, Baretti et son compagnon rencontrèrent cinq ou six hommes à mine patibulaire, enveloppés de grands manteaux, qui les assaillirent à coups de pierre. Les voyageurs purent s'échapper en prenant la fuite. Or ce même matin, un groupe d'enfants les avaient poursuivis, et les avaient couverts des insultes les plus rebutantes. Ce qui est plus lamentable, c'est que les mères de ces enfants sortirent de leurs baraques, et les encouragèrent dans leurs attaques infâmes. Et Baretti de s'exclamer:

"What judgement can a man pass upon a nation, when he sees mothers abetting their boys and girls in their aversion to strangers, and fortifying them in their barbarous brutality?"

(I, pp. 189-90).

Et il termine ce chapitre par une phrase qui, sous une forme ou sous une autre, a fait le tour de l'Europe, et qui résume l'attitude du 18 et du 19 siècles envers la Péninsule: "don't you begin to think that Portugal is rather too much in the neighbourhood of Africa?" Mais Baretti ne dit ceci que du Portugal, et non de l'Espagne.

Pour convertir les païens de l'empire Portugais, les prédécesseurs du roi Joseph avaient fait venir surtout de France et d'Italie des moines d'un ordre qui ne s'était pas encore établi au Portugal: les Capucins. Le pieux roi Joo V construisit à leur intention deux couvents, un pour les Français, l'autre pour les Italiens, car ils se brouillaient perpétuellement avec les Franciscains, chez qui on les avait logés; ceux-là portaient la barbe, ceux-ci se rasaient! Baretti visita le couvent de ses compatriotes. Comme les Hironymites, ils vivaient dans une opulence qui contrastait étrangement avec la pauvreté des Capucins qu'il avait vus en France et en Italie.

Lexcursion que fit Baretti à Cintra fut gâtée par les auberges dégoûtantes; presque tous les voyageurs au Portugal, du 18 siècle à nos jours, se sont plaints des hôtels Portugais. Cest peut-être pour cette raison que Baretti semble incapable de senthousiasmer comme il faut pour la beauté ravissante de ce coin tant chanté par les romantiques. Au contraire, les montagnes où était perché le monastère dHironymites (à moitié ruiné alors par le tremblement de terre, et transformé aujourdhui en palais) lui semblèrent plutôt arides.

Egalement aride était lassiette du couvent franciscain qui occupait le sommet du Cabo da Roca, où lair était tellement humide qu'il fallait avoir des meubles tout en liège. Ceux qui auront exploré à pied ce promontoire extrême du continent européen, pendant que le brouillard venu de la mer envahit tout, et que dans le fond tonne la puissante sirène du phare qui occupe à peu près lemplacement de lancien monastère, comprendront fort bien la phrase de Baretti "And now I may truly say that I have seen the strangest solitude that ever was inhabited by men." (I, p. 229).

Quel contraste avec le grand établissement voisin de Mafra! Imposant aujour'hui dans son morne silence, Baretti le vit quand, grâce à la munificence royale (car ce monastère était en même temps un palais) les cinq cents moines menaient une vie splendide. Tout en se moquant d'un côté de l'origine de ce couvent (construit sur la première terre Portugaise qui frappa la vue de l'épouse de Joo V), et de l'autre du carillon compliqué, coûteux, mais assez inutile, Baretti confesse que l'ensemble de l'emplacement et du bâtiment est presque unique en Europe. La bibliothèque de Mafra avait acquis une grande valeur, car une quantité énorme de livres avait disparu à Lisbonne dans le tremblement de terre et dans l'incendie qui y succéda:

"However the loss of Portugese learning will scarcely be felt out of Portugal, as it never was in fashion anywhere, and will scarcely ever be. Few are the writers of this country who ever had a name abroad. Ossorio 98 [sic] the Latin historian is certainly a name much considered in the literary world, and that of Camoens, the Portugese epic, has travelled beyond Allentejo and Estremadura. Yet the works of these two are more commended than read. Our Italian friars extol one of their sacred orators called Vieira 99, and put him upon a par with our Segneri; But I have not the greatest opinion of our friars' taste in point of oratory" (I, p. 241-2).

En effet, Baretti se moque perpétuellement du ton pompeux qui prédomine dans la littérature Portugaise.

Comme dernière étape de cette excursion, Baretti visita le palais de Cintra, dont une bonne partie s'était écroulée lors du tremblement de terre.

Curieux de tout, notre polygraphe voulut à Lisbonne connaître l'opinion générale et se renseigner autant que possible sur les problèmes politiques, et plus précisément sur l'attentat du duc d'Aveiro, l'expulsion des Jsuites, le bannissement des frères naturels du Roi, les malheurs du cardinal Acciaioli, et l'arrivée au pouvoir de Pombal. Il revint presque bredouille; il était défendu aux Portugais, sous peine de punitions très sévères, de parler de ces choses. D'après les renseignements qu'il a pu recueillir, Baretti se refuse à croire que les Jsuites aient participé à l'attentat du duc d'Aveiro. En effet, dit-il, les Jsuites sont des parasites sociaux, mais non pas des traîtres, des assassins perfides, comme le veut la "légende noire" qui s'est formée autour d'eux. Ceci conduit Baretti à considérer longuement les activités de la Société de Jésus. Voici ses conclusions:

"My opinion of the Jesuits' society is therefore this, that they are obnoxious to the great society of mankind, not because they are traitors and regiCides by the principle and system, but because they are indefatigable accumulators of riches which they do not want. Their maintenance requires but litte, as they live in community, feed poorly, dress poorly, and lodge poorly. What need have they to plunder their neighbours with their trade and banking, and hoard up treasures and treasures, when they lead a mean life and cannot by institution lead a better? Why are they for ever hunting after inheritance, always (or almost always) to the prejudice of lawful heirs? What will they do with those treasures? Or if they have any good reason (which is inconceivable) for acting in this manner, why do they not tell it aloud?" (I, pp. 267-8).

Ce qui frappa Baretti le plus à Lisbonne, ce fut la populace bariolée, ou plutôt corrompue et impure. A cause de laffluence de juifs, de nègres, dindiens, etc., le sang Portugais, dit-il, se trouve rarement dans sa pureté; il est surtout remarquable de voir comment les juifs, en observant les pratiques chrétiennes, ont pu échapper aux rigueurs de la terrible inquisition Portugaise.

La dégéneration raciale des Portugais explique, selon Baretti, pourquoi ils ne sont capables de faire que les travaux les plus abjects. Tous les objets exigeant une certaine technique sont importés de létranger, tous les métiers difficiles, depuis les fabriquants de chaussures, les tailleurs, et même les barbiers, sont entre les mains dartisans étrangers. Quant aux arts et aux sciences, les Portugais sont - cest le mot juste - nuls:

"Statuaries, architects, and engravers they never had of any note. As to painters they can boast but of one, Alonzo Sanchez Coello, a disciple of our great Rapahel, and a favourie of Philip II, who used to call him Titian the second. He was employed by that King in the Escurial, which he contributed to adorn. His name is more known to the Italians than to the Portugese" (I, p. 278).

Baretti dédie une lettre à ridiculiser l'enseignement au Portugal. Il cite un passage, d'une stupidité incroyable, qu'il a trouvé dans un livre de texte Portugais, don de quelques professeurs de Lisbonne dont il avait fait la connaissance. De son commerce avec ces messieurs, il s'est forgé une opinion très basse du corps enseignant Portugais. "They had some distant glimmering of the French literature, and had heard the names of Molière and Boileau; but with regard to that of Italy and England, neither of them knew more than my negro" (I, p. 286). La responsabilité historique de cet état de choses en revient aux Jsuites, et Baretti profite de cette occasion pour exprimer se rancune contre les Jsuites Italiens, responsables, selon lui, de la décadence de la science dans sa patrie; ce passage est intéressant pour les discussions sur la décadence de l'Italie. Après lexpulsion des Jsuites du Portugal, lenseignement à Lisbonne (dont le monopole appartenait à la grande école royale intitulée "Escolas de Nossa Senhora das Necessidades") fut confié aux moines philippiens, aussi ignorants que les Jsuites. Heureusement, dit Baretti, le gouvernement a des projets pour rehausser le niveau de études, en supprimant l'ancienne université de Coïmbre, et en en créant une nouvelle à Lisbonne, avec les meilleurs professeurs de Coïmbre et d'autres que le gouvernement Portugais ferait venir d'Italie. (On voit que la réforme universitaire Portugaise du 20ème siècle avait été proposée, sous une forme beaucoup plus radicale, dès le 18ème siècle). Mais, jusqu'à la réalisation de ces projets, dit Baretti, le Portugal sera le plus ignorant même parmi les pays catholiques.

La première étape vers l'Espagne conduisit Baretti à Aldeia Gallega, sur la rive gauche du Tage. Il dut descendre dans un estallage fort dégoûtant, ce qui ne l'empêche pas de décrire avec bonhomie la vie dans un village Portugais. Les Portugais expriment leurs sentiments beaucoup plus librement que les Anglais. Le sentiment prédominant est celui de l'amour, ou plutôt des amourettes. Baretti cite, en les confirmant, les vers de Camões: "Venus bella affeyçoada a gente lusitana," et il remarque "Love is the predominant passion on the Tagus, as Liberty on the Thames" (I, p. 298). Presqu'un siècle et demi plus tard, Miguel de Unamuno, en parlant du Portugal, fera souvent la même observation. Un autre sentiment qui s'extériorise beaucoup chez les Portugais est la dévotion religieuse, que Baretti ne peut s'empêcher de ridiculiser. A propos de la tradition Portugaise de se faire enterrer habillé d'un habit de franciscain ou de dominicain, Baretti rappelle avec un sourire un franciscain Portugais qu'il avait rencontré sur un bateau du Pô et qui, indigné, condamnait les Italiens comme hérétiques puisque personne ne voulait lui acheter son habit, qu'il aurait pu vendre facilement et à bon prix dans son pays natal. Cette dévotion n'empêche pas les Portugais d'aimer à la folie la danse, et les exemples qu'en vit Baretti produisirent chez lui une impression très forte et même d'une sensualité inquiétante; c'est la réaction de presque tous les voyageurs du dix-huitième siècle devant les danses exubérantes de la Péninsule: et Baretti de conclure: "Thus live the Portuguese in an uninterrupted round of devotion and pleasure" (I, p. 303). ("Les Portugais sont toujours gais" était donc peut-être vrai au 18ème siècle).

Un sentiment que partagent tous les Portugais est un patriotisme hypertrophié qui s'exprime toujours par la haine de l'Espagne. Baretti cite comme un exemple parmi tant d'autres un barbier lisbonnais qu'il avait fait venir chez lui. Bien que son rasoir fût de Barcelone, car il confessait que le Portugal n'en fabriquait pas de bons, le Figaro n'hésita pas à proclamer à cet étranger inconnu sa haine de la nation voisine:

"He stopped when the right side of my face was done, and asked me what opinion I had of his countrymen; and upon my answering that as yet I knew them not, being but just come, he seized the opportunity to inform me that os Portuguezes sam muito valerozos, and, flourishing with this Barcelona weapon, added with a lofty tone that the Spaniards tremble at the name of the Portugese, and that one Portugese is sufficient to put to flight half a dozen Spaniards; nor was I fully shaved before he conquered both the Castiles" (II, p. 11).

Baretti analyse ensuite, de façon assez pénétrante, les causes de cette hypertrophie du patriotisme Portugais.

A Vendas Novas, une cinquantaine de kilomètres à l'est de Aldeia Gallega, sur la route de Badajoz, il fut victime d'un inCident désagréable. Ayant perdu patience envers une femme qui voulait mendier tous les objets qu'elle lui voyait, il lui addressa une expression grossière; deux vauriens l'assaillirent, et il dut s'echapper du village sur son mulet, en se défendant avec ses pistolets.

A travers une campagne aride, sablonneuse, couverte de broussailles, par Montemor et Arraiolos, Baretti arriva à Estremoz. Plus d'un demi siècle après lui, George Borrow devait traverser cette même région. Borrow visita en outre l'ancienne ville d'Evora, que Baretti aurait pu voir en faisant un petit détour. Les étrangers étaient une telle rareté dans cette région qu'à Estremoz, toute la populace sortit pour regarder le monsú, et faire des plaisanteries sur son compte. L'être exotique se consola en voyant un fandango, dont il parle avec enthousiasme:

"No nation...has any dance performed by two persons, so exhilirating as their Fandango. The Trescone of the Tuscans, the Turlana of the Venetians, the Corrente of the Monferrines, and the Minuet or the Amiable of the French are flat performances in comparison of that gallant one I saw executed...by that young man and a boy dressed in woman's clothes. But dances cannot be described by words, nor can I convey to you any idea of the Fandango, but by telling you that every limb was in such a motion as might be called with propriety a regular and harmonious convulsion of the whole body" (II, p. 30).

Baretti rappelle que le sud-ouest de la Péninsule était, dans l'Antiquité, un vivier de danseuses pour l'Empire Romain; Martial les critique dans ses satires.

A Elvas, près de la frontière espagnole, Baretti vit de nouveau un fandango, et de nouveau s'enthousiasma. Il eut même une amourette avec une jeune beauté espagnole nommée Paolita. Sur cette note sentimentale, il quitta le pays cher à Vénus.

Plus tard, à Badojoz, Baretti relit tout ce qu'il avait écrit sur le Portugal, et s'étonna du ton défavorable, méprisant même, qui y domine, et qui était complètement injustifié, vu la brièveté de son séjour Portugais:

"(The reader) must not be too quick to infer upon my testimony, that both the country and the nation of the Portugese are undeserving of esteem. I have seen but little of either, and have had no means of giving any judgement of the middle or of the, highest class...I certainly have no great opinion of its literature and arts, or of its populace; and my contempt is the natural consequence of my observations, though quite cursory, quite superficial" (II, pp. 78-9).

Baretti croit que s'il avait pu faire un séjour plus long au Portugal, et voir, par exemple, l'Université de Coïmbre, son opinion de ce pays aurait été plus élevée.

Ses premières impressions de l'Espagne furent bonnes. Les douaniers étaient infiniment plus courtois que leurs confrères anglais, et les auberges, de même que les maisons, supérieures à celles du Portugal. A Badajoz, il alla rendre hommage à un compatriote disgracié, le célèbre Cardinal Acciaioli, qui s'y reposait après son expulsion du Portugal. Baretti raconte, d'après leur conversation, les péripéties de sa disgrâce.

De Badajoz, notre voyageur poussa jusqu'à Talavera la Real (entre Badajoz et Merida). Sa montre, objet presque inconnu et incompris de ces villageois, lui valut l'admiration de tous, et le traitement d'hidalgo. Et Baretti de s'écrier, avec cette naïveté curieuse du 18ème siècle;

"Measure you now the proportion of knowledge that there is between London, Paris, or Rome, and the village of Talaverola in the Spanish Estremadura" (II, pp. 86-7).

A Mérida, Baretti semble avoir eu un accès de "spleen". Il jeta tout au plus un coup d'oeil rapide sur les célèbres antiquités, dont il ne dit que quelques mots (II, pp. 94-5). Presque toute la lettre sur Mérida est occupée par des considérations morales sur la valeur des voyages, qui est, selon lui, à peu près nulle; les journées se passent d'exactement de la même façon, bien qu'on change d'endroit, et Londres offre plus d'objets d'intérêt que le voyage le plus passionnant.

Dans une auberge de San Pedro, Baretti eut un petit inCident désagréable avec un colonel de cavalerie, grossier et de mauvaise humeur. Il s'étonna de la soumission des Espagnols à l'égard de ces malotrus; il se trouvait en effet devant un exemple du fameux militarisme espagnol:

"In England this would not have happened, as the common people there are more upon a par with colonels and generals than that of Spain. An English(man) or a Welsh(man) would upon such an occasion have shown a clenched fist to the peevish old fellow" (II, pp. 98-9).

Heureusement, Baretti fut consolé par une conversation fort intéressante sur l'histoire de la région avec le curé de Miajadas, qui prétendait qu'il s'y trouvait encore des îlots de descendants des Arabes, qui continuaient à pratiquer secrètement la religion de leurs ancêtres. Des légendes semblables abondaient en Espagne à l'époque; la plus célèbre était celle des Batuecas.

A Trujillo, qui semble d'ailleurs à Baretti une ville misérable, la femme de l'aubergiste pleurait à chaudes larmes, car la petite vérole venait d'emporter ses deux enfants. Baretti ne perd pas cette occasion de déplorer le retard dont souffre ce pays arriéré qui ne connaît pas l'inoculation:

"But in this part of the world, far from being introduced, inoculation has not yet been mentioned. It is astonishing how slow is the progress of any new practice, be it ever so useful!" (II, pp. 110-1).

Notre piémontais remarque, avec une ingénuité curieuse, que linoculation, qui est de plus en plus employée dans son pays, est une des rares inventions dont le monde ne soit pas redevable à lItalie:

"This is almost the only rational thing, of which the Italians have not set the example to the other nations of Europe. Had it been known by them in the golden Medicean days, it had probably been practised by this time all over Europe." (II, p. 111)

N'oublions pas que Baretti, surtout dans son Account of the Manners and Customs of Italy (1768-9), défend énergiquement son pays contre la "légende noire" qui s'était formée autour du nom de l'Italie comme de celui de l'Espagne.

La route de Trujillo à Jaraicejo était à peine carrossable, les auberges misérables. Baretti termine sa description de cette étape avec une des ces phrases qui le caractérisent; "How great is the difference between travelling through Spain and England!" (II, p. 117).

La lettre quarante-cinq (II, pp. 118-134), écrite d'Almaraz, village d'Extrémadure perché sur une hauteur près du Tage, est d'un grand intérêt pour notre polémique. L'espèce d'Arabomanie du curé de Miajadas était typique du 18ème siècle, qui a plutôt exagéré le rôle des Arabes dans la Péninsule. Baretti exprime le plus vif regret de ne pas savoir l'arabe pour pouvoir étudier cette question plus à fond. Il déplore longuement l'ignorance qui existait sur la civilisation arabe en Espagne. Il dit que la seule description qui le satisfasse est celle de Andrea Navajero (Navagiero), ambassadeur de Venise en Espagne qui séjourna à Grenade. Comme ses contemporains, il attribue, à tort, aux Arabes bon nombre de monuments chrétiens; ainsi, par exemple, tous les châteaux perchés sur le sommet des montagnes. La plupart des historiens de l'époque exagéraient le rôle des Arabes dans la Péninsule, pour condamner de cette façon sévèrement l'expulsion des Arabes par les rois d'Espagne:

"In this age which abounds in mighty philosophers infinitely more than any ever did, it has been, and still is, a fashion to stigmatize the Spaniards of that age for having been guilty of such a political error as to deprive their kingdom at one blow of the vast number of inhabitants. Monsieur de Voltaire and the whole tribe of his admirers have very gravely descanted on this subject, and endeavoured to make the people consider that expulsion, as no less inhuman than impolitical. What? say these wise heads: Deprive a million of people of their native homes, and drive them away, men, women, and children? Folly never to be retrieved, and cruelty never to be paralleled but by St. Bartholomew's massacre!" (II, pp. 121-2).

Le ton ironique de ce passage nous révèle l'ennemi de Voltaire et des philosophes français qu'était cet esprit fort Italien. Baretti, qui était incapable d'être d'accord avec eux, entreprend une défense de la politique anti-musulmane suivie par les rois espagnols; elle était absolument nécessaire, du point de vue politique, pour compléter le territoire national et pour permettre à l'Espagne de vivre en paix, sans craindre une invasion d'Afrique facilitée par les Arabes de la Péninsule. Baretti admet que l'Espagne, tout en gagnant beaucoup politiquement, a aussi beaucoup perdu dans le développement de son commerce et dans le niveau de sa civilisation. Après l'expulsion des Arabes, les Espagnols sont tombés dans leur fameuse "abulie", et Baretti n'a point d'admiration pour ce contentement de mendiants:

"They eat litte, are covered with rags, and lodge meanly. It is true that a very little suffices them to keep soul and body together, because they are doubtless the most temperate people upon the face of the globe. Nor are they ambitious of dress, for not even their priests have good coats on their backs. Then they are so indurated by their hard manner of living, that they can lie on their naked floors in winter, and even in the open air in summer without inconvenience. They certainly enjoy a kind of happiness by living in this careless manner, satisfied with the present for want of knowing better, and perfectly unmindful of the future; and that they are not very unhappy, their cheerful looks as well as their general healthiness, sufficiently testify. But it is not the interest of their King that they should lead a life of indolence, however happy they may be; nor is it, I think, their own to bask through life in sordid and hungry negligence, when they might have plenty, and perhaps elegance, with short care of anxieties, and labour short of fatigues" (II, pp. 128-9).

Il faut donc, dit Baretti, que les Rois d'Espagne imposent, grâce à leur pouvoir absolu, une politique de réformes agricoles. Il reproduit, dans leurs lignes générales, les programmes préconisés par presque tous les penseurs espagnols de l'époque (Jovellanos, encore jeune, doit beaucoup à ceux qui l'ont devancé), et il déclare que ces projets lui semblent très bien conçus. Baretti ne reproche pas à l'Espagne sa décadence, produit inévitable de l'histoire. De la même façon, la sécurité dont jouit l'Angleterre (après la Guerre de Sept Ans), précède peut-être la décadence de sa patrie d'adoption (c'était un des lieux communs de l'époque). Voilà en résumé le contenu de l'importante lettre quarante-cinq.

Près de Navalmoral de la Mata, Baretti s'arrêta à une auberge qui était tenue, chose curieuse, par des moines dominicains assistés de bonnes extrêmement jolies. Notre esprit fort saisit cette occasion de faire des gaudrioles sur le compte des religieux espagnols.

Près de Talavera de la Reina, Baretti rencontra un groupe de soldats, commandé par un officier, et fit un bout de chemin avec eux. Un des soldats, rodomonte terrible dailleurs, avait été fait prisonnier par un corsaire britannique, et il communiqua à Baretti son opinion des Anglais. Il ne les aimait pas trop, mais il les préférait de beaucoup aux Français; les Anglais dit-il, sont "muy valientes, y no tienen miedo a aquelles gabachos de Franceses, que por vida de San Antonio, son peores que los Ingleses" (II, p. 148). Survint ensuite un inCident fort curieux. Le groupe s'arrêta devant une maison où vivaient des moines, et de laquelle dépendait un grand vignoble. Ils prièrent le moine qui était de service de leur donner ou de leur vendre du vin. Le moine leur répondit froidement qu'il allassent boire de l'eau dans un puits. L'officier répliqua sèchement "Da gracias a tu hábito". Le groupe avança quelque distance en bordure du vignoble. Alors, avec la permission de l'officier, les soldats pénétrèrent dans les vignes, y firent d'énormes dégâts, et cueillirent autant de raisins qu'ils pouvaient emporter. Baretti se rendit compte alors que les deux grandes puissances espagnoles, l'église et l'armée, unies traditionellement dans une alliance sacrée, en étaient venues à se haïr. Ce qui l'étonna encore plus, ce fut la réaction des habitants de Talavera, lorsqu'il leur raconta l'épisode:

"Everybody there was pleased to hear of this exploit, and it seems that the low people here bear as great a hatred to the friars as the soldiers themselves, though I had brought a notion with me, that the Spanish vulgar have all friars in the utmost veneration" (II, p. 155).

On voit que la haine des moines, qui devait s'exprimer brutalement dans les tueries de 1835, existait déjà à l'état latent chez le peuple espagnol du siècle précedent.

Talevera ne réservait à Baretti que des inCidents désagréables. Les soldats qu'ils avait rencontrés sur la route s'enivrèrent, et envahirent sa chambre; il dut les expulser en les menaçant de son pistolet. Chose plus grave, il apprit le lendemain que l'un de ses caleseros, digne émule de Noé, avait, dans une de ses beuveries habituelles, blessé quelq'un d'un coup de poignard. Le Corregidor l'avait fait mettre en prison, et avait défendu qu'aucune voiture sortît de Talavera. Baretti alla voir le Corregidor qui, de même que ses officiers, se montra envers lui grossier, désagréable, et ironique. Il sut plus tard qu'une des causes de l'attitude du Corregidor était qu'il lui avait donné la forme Usted (Vuesa Merced) au lieu de Vueseñoría. L'indignation de Baretti contre les fonctionnaires espagnols annonce déjà les célèbres articles de Larra. Pendant ces péripéties, Baretti fit la connaissance de la femme Suisse, charmante d'ailleurs, du secrétaire français de la célèbre fabrique Talaverane de soies, qui avait été fondée une dizaine d'années auparavant, par des réfugiés français venus de Lyon sous la protection du Marquis de la Ensenada. Leur protecteur étant tombé en disgrâce, le gouvernement espagnol avait fait mettre en prison le directeur général, sous l'accusation, bien fondée d'ailleurs, de concussion. Il aurait gaspillé des millions en banquets et en actrices. Malheureusement son secrétaire avait subi le même sort. Notre Italien gallophobe observe, avec une certaine amertume, que les Français sont bien habiles, qu'ils réussissent à s'insinuer partout, mais qu'on ne peut avoir confiance en eux.

La lettre quarante-neuf (II, pp. 178-196) a un grand intérêt. Voulant arriver à Tolde de bonne heure, Baretti sortit de Cebolla avant laube. La voiture nétant pas prête, notre voyageur se mit en route à pied, accompagné dun jeune homme pauvre du village, qui chantait en saccompagnant sur une guitarre. Baretti sétait beaucoup intéressé aux chansons, et surtout aux seguidillas quil avait entendues en Espagne. Tous ses doutes séclaircirent quand il se rendit compte que ce jeune paysan, qui ne savait pas lire, et qui avait un vocabulaire très primitif, improvisait, avec une facilité incroyable, des vers très jolis, où il faisait beaucoup dallusions aux circonstances du moment. Ainsi, par exemple:

"Un rato de paseo,
Si la gente no miente,
Es cosa sana" (II, p. 179).

Baretti comprit alors que toutes les chansons qu'il avait entendues étaient improvisées, que les paysans espagnols sont des poètes naturels. Il croyait que l'art d'improviser n'existait qu'en Italie, et surtout en Toscane. La poésie improvisée Italienne lui semble malgré tout plus développée, étant faite avec un certain art, et une certaine connaissance des règles de la poésie; mais, avoue-t-il, ce jugement ne peut pas être définitif, puisqu'il n'a pas étudié à fond la poésie populaire espagnole. Baretti s'enthousiasme pour le génie poétique du peuple espagnol; on voit ici le germe des théories de Friedrich August Wolf sur les origines populaires de la littérature. Il s'indigne enfin contre tous les voyageurs qui avant lui avaient visité l'Espagne et n'avaient pas vu cette chose essentielle. Presque tous les voyageurs du dix-huitième siècle traitent ceux qui les ont précédé comme des imbéciles ou des ignorants, et chacun prétend que son livre sera le premier bon ouvrage qui ait jamais paru sur l'Espagne.

Même le célèbre Edward Clarke, qui était à l'époque chaplain (aumônier) de l'ambassade britannique à Madrid, est sévèrement critiqué pour l'ironie avec laquelle il décrit les trésors de la Cathédrale de Tolde. Notre Italien, lui, les contemple avec une admiration naïve: "The priests who celebrated the great mass this morning, I almost mistook at a distance for so many moving images of gold" (II, p. 199). Et puis, pensant à ses théories économiques, le philosophe s'écrie:

"What an indignation must rise in the breast of a needy tradesman at the sight of so large a stock uselessly locked up in a church! A stock that, brought into commerce, would render opulent many thousands of individuals, and the whole nation happy! What a pity the Spaniards are not wise!"

(II, pp. 199-200).

Baretti chante ensuite les louanges du Cardinal Cisneros.

Le coup d'oeil de l'Alcázar est jugée "very romantick" (II, p. 207). Baretti regrette qu'il n'ait pas pu voir ce bâtiment dans l'état où le vit la Comtesse d'Aulnoy, dont la Relation semble assez lui plaire. Vu la destruction de l'Alcázar pendant la Guerre Civile Espagnole, il est intéressant d'entendre ce que dit Baretti de ce bâtiment épique:

"The [War of the Spanish] succession war proved fatal to it, as the English and Portugese penetrated unluckily so far as Toledo, and set fire to it: so that nothing of it now remains but the lateral walls greatly damaged, some of its marble pillars, a small part of the grand stair-case and five or six rooms. Within eighty years more, even these poor remains will not exist in all probability, and only faint vestiges will be left of them, as they are visibly decaying and covered with moss, nettles and weeds" (II, p. 208).

La légende tolédane de la révélation faite au Roi Rodrigue sur la chute de son royaume est qualifiée de "absurd story". Elle avait été répandue par la prétendue chronique arabe de Tarif Abentarique, "traduite" par Miguel de Luna. Cette chronique jouissait encore d'une certaine renommée au dix-huitième siècle; Dom Guy Alexis Lobineau, bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, en avait publié une nouvelle traduction française en 1708. Baretti admet à tort l'authenticité de l'original arabe, mais il condamne toute la chronique comme un amas d'erreurs absurdes.

La lettre cinquante et un (II, pp. 221 ss.), écrite d'Aranjuez, est pour nous d'un grand intérêt. A partir de l'Extrémadure, la campagne était devenue peu à peu plus fertile et les villages plus riches. Cependant, quelle pauvreté en comparaison avec l'opulence qui, selon les écrivains du passé, tel Antonio de Guevara, régnait dans la Péninsule! Baretti résume les causes de la décadence espagnole suivant l'interprétation des historiens et des philosophes du dix-huitième siècle, interprétation qui a fourni tous les lieux communs qui circulent chez les historiens libéraux du dix-neuvième siècle et même du vingtième siècle. Baretti admet cette interprétation, mais, avec un fatalisme historique plus profond que la 'philosophie' de ses contemporains, il refuse de croire que la décadence de l'Espagne aurait pu être évitée si ses gouvernants avaient eu un peu de sagesse et avaient abandonné les possessions espagnoles en Italie:

"A coffee-statesman, a Machiavel rich in after-wit, will easily say, that it had been wise...not to think of Naples and Parma, and let anybody take them that could: and so would the council of Castile have reasoned, had each of its members been chosen out of a breed of men not lineally descended from Adam and Eve. Unluckily Adam and Eve were their progenitors; and whoever is descended from this pair will, in like circumstances do like the members of that council, and advise what they advised" (II, pp. 228-9).

Baretti décrit les jardins, les palais, et la ville d'Aranjuez avec beaucoup d'enthousiasme. C'est un Eden non seulement du désert castillan, mais du monde entier, car il ne connaît aucun palais en Europe qui soit aussi charmant. Il visita le bâtiment avec une famille noble espagnole, les premiers espagnols de société qu'il connût, et il s'étonna qu'ils fussent non seulement des êtres normaux, mais même des personnes charmantes. Après ces louanges Baretti cite, avec un mépris amer, l'opinion du malheureux Clarke, qui avait critiqué ce sitio real.

Baretti entra dans Madrid par le Pont de Tolde, dont un écrivain français avait ridiculisé les dimensions:

"Frenchmen, like other people, will easily catch at opportunities of being censorious in other people's countries. The fact is, that the Manzanares becomes sometimes a considerable river by the sudden melting of the snow on the neighbouring hills, and is often half a mile broad in winter. Philip therefore did a very proper thing when he built a large bridge over it, and ridiculous are those who pretend to ridicule him on this account" (II, p. 255).

Dès son entrée dans Madrid, Baretti fut frappé par une puanteur abominable, qui envahissait toute la ville, et qui faillit le rendre malade. 100 Il s'en plaint longuement. Il faut cependant remarquer que Charles III n'avait pas encore exécuté ses réformes; dans une note, Baretti dit que depuis, Madrid est devenue une des villes les plus propres de l'Europe.

Baretti décrit ensuite les difficultés qu'il a eues de Lisbonne à Madrid. Elles furent fort nombreuses et fort désagréables. Seulement il n'a pas vu de voleurs - jamais il n'en a vu en Espagne - et surtout il a trouvé les paysans d'une bonté incroyable; il nous en donne quelques exemples (II, pp. 265 ss.).

Baretti visita le Palais Royal de Madrid, en voie de construction, avec son ami Felix d'Abreu. Ce bâtiment avait un intérêt tout spécial pour lui, car Filippo Juvara, qui avait fait les dessins primitifs, avait été professeur de son père, architecte de Turin 101, tandis que Giovanni Battista Sachetti, qui avait fait les plans définitifs, en était un grand ami, les deux ayant étudié ensemble sous Juvara. Baretti ne put pas voir Sacchetti, que l'âge retenait au lit, et qui ne recevait personne. Il décrit avec indignation la fourberie dont la reine Elizabeth Farnse avait usé envers le grand Juvara. Il était encore impossible d'apprécier le bâtiment, mais Baretti déclare que ce sera le plus beau palais de l'Europe. Il exagère evidemment, car il dit par exemple que la chapelle sera bien plus splendide que celle de Versailles. Il parle brièvement des peintures du Palais. La collection des Rois d'Espagne est, dit-il, infiniment plus riche que celle des Rois de France. Au milieu de ces louanges, il nomme sans le signaler spécialement, "a Spaniard called Velasquez" (II, p. 280). Il faudrait, dit-il, dresser un catalogue des tableaux de ce Palais; plus tard Twiss entreprendra cette tâche, en citant le nom de Baretti. Une seule chose lui sembla ridicule, c'est-à-dire l'affiche placée sur la porte de la chapelle, "Oy [hoy] se saca anima", qui voulait dire que la messe de ce jour délivrait une âme du purgatoire. Presque tous les voyageurs ont été étonnés par cette prétention, que même les prêtres Italiens, affirme Baretti, n'osaient faire.

Le soir, Baretti dîna avec des amis espagnols de Don Felix d'Abreu. Tous regardaient avec méfiance la politique française, et craignaient qu'elle n'attirât l'Espagne, malgré elle, dans la Guerre de Sept Ans. Après le dîner, Don Félix emmena son ami à la tertulia d'une de ses parentes. Baretti y trouva une société cultivée et polie qui l'enchanta.

Aucune ville, sauf Rome, ne contient, selon notre Italien, autant d'établissements religieux que Madrid, y compris églises et hôpitaux. Les hôpitaux, dit Baretti, surtout le Hospital General, sont probablement meilleurs que ceux d'Angleterre. Il en décrit les activités, et regrette que les écrivains protestants ne leur rendent pas justice. Les églises au contraire sont pleines d'ornements puérils et de mauvais goût; beaucoup contiennent des cages de serins, qui chantent assidûment et interrompent les offices. La seule église de Madrid qui soit libre de ces pestes est l'église royale des Salesas. LIndex des livres prohibés est affiché dans les églises, et même notre francophobe trouve grotesques les efforts faits pour empêcher la diffusion de livres français. Baretti examine une de ces listes de livres:

"It is somewhat odd, that they were all French, and all of that class that cannot do any harm with regard to religion but to the most shallow readers. Few of Voltaire's and Rousseau's works have escaped the catalogue, and I am told that their names are growing no less terrifying in this country, than those of Luther and Calvin" (II, p. 318).

Felix d'Abreu, qui lui aussi se moquait de ces efforts du clergé espagnol, assura Baretti qu'ils étaient complètement inutiles.

La lettre cinquante-sept, première du volume trois, traite de la littérature espagnole. Baretti commence en protestant amèrement contre "the fashionable characterisers of modern nations, a breed that in this century has prodigiously multiplied all over Europe."(III, p. 1). On se souviendra qu'au 18ème siècle, les philosophes et les voyageurs croyaient que chaque peuple avait, de façon permanente, certaines qualités et certains défauts. C'est l'origine de la manie moderne de chercher l'âme d'un peuple. Baretti observe avec raison que ce sont souvent des "légendes noires" qui, par le mépris, la haine, et le ressentiment qu'elles provoquent, sèment la discorde parmi la grande famille humaine. C'est bien à tort que les Espagnols sont qualifiés de paresseux et d'ignorants. Une visite à la Calle de Carretas de Madrid, où les imprimeries travaillent à toute vitesse, prouvera qu'ils ne sont ni l'un ni l'autre. Baretti critique sévèrement l'ignorance qui règne partout, même en Italie, de la production littéraire espagnole:

"Of the learning of France we are tolerably informed in out capital cities, nor are we perfect strangers to that of England...But we have shamefully overlooked the books of Spain, of late at least, and know almost nothing of what they have been doing for these two hundred years, though our language bears a much greater affinity to its language than either to that of France or England" (III, p. 10).

Baretti chante ensuite les louanges de la langue castillane, qui lui semble supérieure même à l'Italien. Les Espagnols parlent leur langue avec beaucoup plus de correction que les Toscans. Reconnaissons que cette confession est assez généreuse de la part d'un Italien.

A cause de la mort de la Reine, les théâtres de Madrid étaient fermés, et Baretti dut se contenter de lire des drames espagnols. La grossièreté de ces pièces, surtout des autos sacramentales, qui devaient être défendues peu après par le gouvernement, le choqua beaucoup, mais Baretti est un exemple très intéressant de préromantisme, par la préférence chaleureuse qu'il donne au drame espagnol sur le drame néo-classique. Il idéalise Lope et Caldéron, qui ne devaient retrouver la faveur des critiques qu'avec le romantisme:

"I am so far an admirer of these two poets as to rank them both in the very first class of poetical geniuses. The copiousness and originality of their invention...fill me with such an enthusiasm, as to make me cross rapidly over the ocean of their errors, and forget the frigid dictates of sober reason. Indeed, the present race of playwrights in France and England, the driest and coldest that ever any theatrical age produced, instead of neglecting or condemning the dramatic compositions of Spain, would not do amiss to read many of them, especially those of de Vega and Calderon, not the imitate them at all, but to warm and fecundate their own cold and barren imaginations" (III, p. 26-7)

Parmi les auteurs espagnols modernes, Feijóo semble à Baretti bien au-dessous de sa réputation, tandis qu'il met Fray Gerundio du Padre Isla, qui venait de paraître, à côté du chef d'oeuvre de Cervantes. L'admiration, peut-être excessive, de Baretti lui inspira plus tard le projet, qui devait d'ailleurs échouer, de publier en Angleterre une édition du roman d'Isla. En attendant, il saisit cette nouvelle occasion d'attaquer Clarke qui, poussé par sa haine de l'inquisition, avait faussé le rôle qu'elle joua dans la publication du Fray Gerundio.

Baretti, nous l'avons vu, commençait à s'intéresser vivement, sans malheureusement s'y connaître, à la civilisation hispano-arabe. Il arriva à Madrid à un moment fort propice, car le Roi Charles III venait d'y faire publier, (1770), chez Antonio Pérez y Soto, les deux gros volumes de la "Bibliotheca-Arabico-Hispana-Escurialensis-sive-Librorum omnium Mss quos Arabicè ab auctoribus magnam partem Arabo-Hispanis compositas Bibliotheca Coenobii Escurialensis complectitur, - Recensio Explanatio - Operâ studio Michaelis Casiri Syro - Maronitae, Presbyteri, S. Theologiae Doctoris, Regis a Bibliotheca, linguarum orientalium interpretatione." Ce beau recueil, où Casiri donne des traductions latines des manuscrits Arabes de l'Escurial, réveilla l'intérêt pour la littérature arabe dans toute l'Europe, car Charles III en envoya un exemplaire aux principales universités étrangères. L'exemplaire de la Bodléienne est un don de Charles III (voir le Registrum C de la Bodléienene, année 1764). Ce livre devait être une révélation:

"Quot novos igitur aetas nostra reperiet hoc in opere scriptores! quot rara insolitaque scripta, Hispano praesertim, sub coela nata! Ut incredibiles Sermonis stupebit Gazas! Ut innumeras Poeseas veneres, ut multiplicem mundum, ut splendidem ornatum, luxumque suspiciet! Quam ignota sive Physices arcana, sive Matheseos inventa, quam peregrina Geographiae spectacula; quam inauditas, rerum principue Hispanicarum historias; quantos uno verbo variarum Artium ausus, quanta certamina triumphosque mirabitur!" (Dédicace).

Baretti cite longuement ce que dit Miguel Casiri de la civilisation arabe, et déclare qu'une nouvelle civilisation, ayant ses racines surtout en Espagne, s'est révélée à ses yeux. La littérature arabe lui semble fort intéressante, mais inférieure peut-être à celles de l'Europe par l'absence et de théâtre et d'épopée, deux genres que les Arabes ne cultivèrent point.

Baretti termine cette longue lettre sur la littérature espagnole en louant les efforts de Charles III pour encourager les arts et les sciences et en condamnant la légèreté avec laquelle presque tous les étrangers qualifient l'Espagne de "pays ignorant".

Selon la "légende noire", la famille espagnole était caractérisée par la tyrannie du mari, lui-même infidèle, et les efforts de la femme pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Rien de plus faux, dit Baretti. Une femme de société à laquelle il avait été présenté le reçut, avec plusieurs autres amis, d'abord dans sa chambre, avant de se lever, puis pendant sa toilette. Elle l'invita ensuite à l'accompagner pendant sa messe quotidienne, puis dans une pRomenade en voiture, puis à déjeuner. Elle lui assura que la tyrannie des maris espagnols était une légende, et que les femmes, tout en ayant chacune trois cicisbei , étaient presque toutes fidèles à leurs maris. Elle lui dit:

"We are lively, we love to be gallanted, we could sing and dance for ever, but the point of honour and the influence of religion are not yet lost in Madrid. I have read my share of French books, and am informed of the opinions that are spread abroad on our account: Yet let me assure you, that I know the ways of my own sex, and that the ladies of Madrid prove in general very good wives, mothers and daughters; nor is there any place in Europe where husbands are more gallant, fathers more affectionate and friends more respectful"

(III, pp. 106-7).

Dans son récit de la pRomenade qu'ils firent en voiture, Baretti nous donne une impression très sévère de la campagne autour de Madrid, dans laquelle la génération du '98 s'efforça de trouver des beautés mystiques:

"The country round us I thought very unpleasant. Scarce an habitation, or even a tree is to be seen as far as the sight can extend, which is strange in the neighbourhood of such a populous town. The whole prospect on that side looks quite barren and desert-like: but the sun shone mildly, and a breeze fanned the air in the gentlest manner" (III, p. 101).

Le lendemain, Baretti visita l'Académie de San Fernando. Il ne dit presque rien de ses trésors artistiques. Il fut frappée plutôt par le refus du guide d'accepter un pourboire, refus qui fut accompagné d'une observation assez mal placée: "No señor. ¡En España no se usa el estilo de Italia!"

Ensuite, Baretti décrit longuement le gouvernement et la famille royale espagnole. Sauf la vieille Isabel Farnse, envers qui il semble avoir conçu une haine particulière, la famille royale espagnole et les ministres du Roi lui semblent dignes des plus hautes louanges. Il représente le Roi comme éclairé, austère, honnête, d'une moralité au-dessus de tout reproche, ennemi enfin des dépenses excessives qui avaient caractérisé le règne de Ferdinand VI; notre Italien approuve chaleureusement la décision de Charles III de renvoyer le célèbre Farinelli et les autres musiciens venus d'Italie pendant le règne antérieur. Le ministre Squillace est, selon Baretti, un travailleur infatigable, le duc de Losada l'homme le plus honnête de toute l'Espagne.

Baretti aurait voulu voir les sitios reales de la Granja et de l'Escurial, mais ces excursions l'aurait retenu plus longtemps à Madrid, et il voulait quitter au plus tôt possible et d'une façon définitive cette ville dont la puanteur lui donnait un mal de tête qui n'en finissait pas. Il se contenta donc de faire une excursion au Pardo par la grand route actuelle, que Charles III venait de construire, en lui imposant des courbes pour éviter, autant que possible, l'abattage de ses chers arbres. L'assiette du Pardo lui semble "very romantick", et il rejette avec indignation l'observation de Clarke que la Pardo ne serait "but an indifferent seat for an English country gentleman." (III, p. 144).

Baretti revint à Madrid en faisant un détour par le village d'Alcobendas. Il décrit avec justesse cet exemple des pueblos castillans, dans lesquels la génération du '98 a voulu voir une beauté mystérieuse:

"I am sure we have no such wretched places in Piedmont. In Alcovendas especially, there is not a house that deserves the name. I must call it a cluster of cottages, formed by walls of mud and most unskilfully thatched. Few of them have more than one room on the ground-floor, though several are inhabited by pretty numerous families. The fire-place they generally have in the midst of the room, and there is a hole at the top to give way to the smoke. You may easily imagine that their house-furniture is all of a piece with their houses. A few earthen-plates and earthen-pots, with two or three straw bags. The hogs and the hens go in and out at will, and seem to live in the greatest intimacy with their owners" (III, pp. 146-7).

Malgré la pauvreté de Madrid, il n'y a, dit Baretti, que très peu de mendiants, qui d'ailleurs ne sont nullement importuns. Cette affirmation est assez singulière. Baretti rend hommage également à l'amabilité du peuple madrilène, qui contraste d'une façon frappante avec la xénophobie du peuple anglais, fruit funeste d'une "daily uninterrupted succession of dishonest and malignant scribblers" (III, p. 141).

La lettre soixante (III, pp. 149 ss.) est dédiée aux coutumes du peuple madrilène. Baretti fit jouer devant lui, à l'auberge, un orchestre de quatre aveugles, un parmi tant dautres qui circulaient dans Madrid. Pas de comparaison possible avec les ciegos d'aujourd'hui dont les grattements de cordes écorchent les oreilles et qui ne sont en réalité que des mendiants. Les aveugles payés par Baretti jouèrent avec un tel art qu'il eut de la peine à croire qu'ils ne pouvaient pas se servir de partitions.

Baretti s'excuse d'insister tellement sur les pauvres gens. C'est, explique-t-il, qu'en Espagne les humbles ont des côtés fort intéressants que les riches sont loin de mépriser. C'est le cas surtout des majos, ces humbles si peu humbles qu'imitent parfois les nobles. Le majo, dit Baretti, "is a sort of low personage between the poissard of Paris and the city-spark of London...the Madrid Majo is a low fellow who dresses sprucely, affects the walk of a gentleman, looks blunt and menacing, and endeavours after dry wit upon every occasion" (III, p. 152). Ce curieux nivellement de la société espagnole se manifeste également aux bals publics organisés par le Comte d'Aranda dans le grand Amfiteatro construit spécialement à cet effet. Aranda assistait toujours en personne à ces bals, qui avaient lieu en carême deux fois par semaine. Toutes les classes sociales s'y mêlaient sans distinction, car les vêtements luxueux étaient défendus, et tout le monde se tutoyait. Dès qu'on jouait un fandango (Baretti insiste souvent sur cette fameuse danse), une espèce de furie s'emparait de cette foule hétéroclite, et chacun prenait comme partenaire sa voisine, qui qu'elle fût.

Après un séjour d'une semaine, la puanteur chassa Baretti de Madrid. Il se dirigea vers Alcalá. Hors de la porte de Madrid, il passa devant la plaza de toros. Ceci le pousse à nous imposer un discours philosophique, sur la cruauté de la "fête nationale":

"It was certainly instituted by cruelty, or I am widely mistaken. The proneness to cruelty is inherent in man and a characteristic of his nature" (III, pp. 177 ss.).

Baretti parle avec respect d'une femme qu'ils virent à Torrejón de Ardoz et qui distribuait, ainsi qu'elle le faisait quatre fois par ans, des aumônes aux pauvres, pour le repos des âmes du purgatoire. Par contre, le calesero de Baretti se moqua des statues de saints qui ornaient une chapelle sise en bordure de route. Notre esprit fort, étonné par cet anticléricalisme populaire, reprocha son irréligion au calesero, qui lui répondit orgueilleusement qu'il était catalan et qu'il avait voyagé en France.

De l'université jadis célèbre d'Alcalá, Baretti nous donne un tableau morne et triste d'abandon, de pauvreté, et de ruines.

Sur cette route de Saragosse, Baretti rencontra beaucoup d'arrieros qui transportaient à Madrid surtout de la viande aragonaise. Malgré la dureté et la pauvreté de leur vie, ils étaient gais et aimables. Notre voyageur rencontra aussi, allant en sens inverse, un pauvre laboureur avec qui il lia conversation, et qui lui expliqua qu'il avait tout abandonné, y compris sa famille, pour accomplir un voeu d'aller voir la Virgen del Pilar a Saragosse. Il expliqua fièrement qu'il était cristiano viejo, mais Baretti ne put pas apprécier les justifications qu'il lui donna.

Baretti voulut passer la nuit à Algora, mais lorsqu'il y arriva, il trouva que toute la misérable auberge avait été louée par un grand d'Espagne de première classe, le marquis de Castromonte, qui revenait de Venise, où il avait été ambassadeur pendant plusieurs années. Survint le marquis, et comprenant sans explications la difficulté de Baretti, il lui fit donner la chambre voisine à la sienne. Les deux s'entretinrent très agréablement jusqu'à minuit, et Baretti alla enfin se coucher en se disant combien injuste était la légende noire qui représentait la noblesse espagnole comme réservée et hautaine.

A mesure qu'il pénétra en Aragon, Baretti observa que le niveau de vie s'élevait sensiblement au-dessus de celle de Castille, et par conséquent infiniment au-dessus de celle d'Extrémadure. A partir d'Alcalá, Baretti n'avait vu aucun de ces horribles mendiants qui foisonnaient en Extrémadure, et qui obligeaient le passant à baiser l'image religieuse couverte de crasse qu'ils tenaient, sous peine d'injures grossières.

A Tortuera, Baretti vit deux rivaux qui, entourés d'une petite foule, sous le balcon de leur belle commune, en chantaient les louanges dans des vers improvisés. Quand l'un des deux faisait un mauvais vers ou une mauvaise rime, l'autre en riait avec aCidité. Devant ce nouvel exemple d'improvisation poétique, Baretti, fier de l'avoir découverte en Espagne, nous impose un petit essai sur l'improvisation chez les Anciens, et son absence chez les Arabes.

A Daroca, dont l'assiette est qualifiée de "romantique", Baretti vit, sur l'autel de l'église, au moins trois cents cierges qui brûlaient. Il condamna sévèrement cette dépense inutile, pratiquée aussi en Italie.

Le port de San Martín, entre Daroca et Longares, sembla à Baretti l'endroit le plus triste et le plus aride du monde. Rien n'y poussait, à l'exception dherbes comme le thym et le romarin. Un gros troupeau de moutons traversait cette campagne à la hâte, n'y trouvant pas de quoi manger. Baretti voulait causer avec les bergers pour en tirer des renseignements sur la fameuse transhumance, mais ils lui crièrent de ne pas s'approcher, car leurs chiens étaient forts méchants. Resté donc seul dans ce désert, il fut soudain assailli par le souvenir de la belle Paolita de Badajoz, et il ne réussit pas à éloigner la remembrance. Le lendemain, il rencontra un autre troupeau de moutons qui allait de Lérida en Andalousie, mais il n'eut guère le temps de demander des renseignements aux bergers.

A Carineña, Baretti but du garnache, un vin exquis, presque sans égal, en tout cas le meilleur qu'il eut trouvé en Espagne.

A María, près de Saragosse, il trouva un compagnon pour le reste du voyage jusqu'à Barcelone - qui nétait autre qu'un chanoine de Sigüenza, dont le chapitre avait été exilé indéfiniment de son diocèse par ordre du roi à la suite d'une querelle avec l'évêque. Chose curieuse, cet ecclésiastique était un admirateur fanatique des réformes laïques de Charles III, dont il raconta à Baretti le programme. Les commentaires de l'Italien sont fort intéressants, et indiquent quel a toujours été le défaut des progressistes espagnols:

"Such are the hopes that the new reign has kindled in the breasts of the Spaniards, and I wish they may not be frustrated. But every new reign in every country raises expectations much greater than the nature of men and things will admit. I am therefore afraid that those of the Spaniards are of this cast" (III, pp. 249 ss.).

Vue de loin, la ville de Saragosse enchanta Baretti. La description qu'il en donne semble un commentaire du beau tableau de Velásquez, que notre Italien, assez ignorant en peinture, n'a pas dû connaître, car il dit, chose curieuse, que le tout forme "a landscape well deserving the pencil of a Claude Lorrain" (III, p. 251).

Sa description de Saragosse est impregnée danticléricalisme et de libéralisme. Il se gausse dun Christ en bois, vénéré dans la Seo, et dont les ongles poussaient tous les ans. Quant à la célèbre Pilarica, il rappelle quen réalité St. Jacques navait jamais été en Espagne, ainsi que l'a prouvé Antoine Godeau, évêque de Vence, et ami de Julie dAngennes et de M. Conrart. Vient ensuite, à propos dAntonio Pérez et de labolition du Justicia aragonais, une attaque longue et amère contre Philippe II "one of the proudest and most cruel men that ever disgraced human nature" (III, p. 262). Les philosophes du 18ème siècle font de cet épisode une de leurs principales accusations contre Philippe II. Comme eux, Baretti tire la plupart de ses renseignements des "Lettres" (Cartas) d'Antonio Pérez, publiées à Paris probablement en 1603 et 1605. Comme toujours, la conduite de Philippe II envers son secrétaire est contrastée avec la protection que lui accorda l'idole des philosophes, le bon roi Henri IV.

Baretti se plaint à Saragosse du nombre des mendiants, mais les paysans des alentours lui semblent de fort braves gens, ressemblant le plus à ceux de la littérature pastorale. Quelques paysannes lui donnèrent de beaux raisins, et il embrassa la plus jolie d'entre elles.

Il jouissait aussi de la conversation fort intéressante de son bon ami le chanoine, qui critiquait sévèrement l'emploi de l'assonance au lieu de la rime dans la poésie espagnole, tandis que Baretti le défendait chaleureusement. Puis la discussion tourna sur le problème général de la "légende noire". Le chanoine se plaignit amèrement de l'injustice avec laquelle les étrangers parlaient de l'Espagne. Les plus coupables étaient les Français, dont le mépris avait inspiré chez le chanoine, comme presque tous ses compatriotes, une grande ranc_ur:

"But let Frenchmen be as witty as they please, their absurd assertions do us no great harm...A rare discovery indeed to have found out that men are proud and vainglorious! Did they need cross the Pireneans to make it? But it is not true that our low people hang their walls with their pedigrees: it is not true that our peasants wear swords: and it is not true that our Hidalgos of any class think themselves as noble as the king" (III, pp. 302-3).

Sauf les habitants des grandes villes, le peuple espagnol est sans exception fort vertueux. Puis le chanoine rejette, point par point, et avec des arguments fort solides, les accusations françaises. Il est vrai que les Espagnols sont fous de danser:

"As soon as the sun is gone, both sexes join every where to sing and dance with a fury, that you would think them out of their senses, if you could see them when they begin to grow hot in it; and this practice is so general in the greatest part of our provinces, that, was it possible for you to see the kingdom at one glance when day-light has disappeared, you would see by much the greatest part of its inhabitants briskly shaking their heels to the sound of their guitars, castanets, and voices, old men and young children not excepted, if they have but sufficient vigour of legs" (III, pp. 298-9).

Mais ce divertissement est, affirme le chanoine, fort innocent; l'Eglise espagnole le tolère, l'encourage même, tandis qu'en Italie, l'Eglise se voit obligée de défendre cet amusement à cause de l'immoralité qui l'accompagne. De tous les Espagnols, les plus fidèles, les plus généreux, les plus braves, en un mot les meilleurs, ce sont les Aragonais. Baretti affirme qu'il a pu apprécier un peu ces qualités pendant son court séjour en Aragon, et quant à la légende noire en général, il tonne - c'est un véritable orage qui dure assez longtemps - contre les misérables écrivassiers qui vident leur bile en parlant de l'Espagne, et qui, de cette façon criminelle, sèment la discorde parmi les nations.

Le quatrième et dernier volume des Voyages de Baretti commence par une très longue digression sur le Pays Basque, basée sur les renseignements que lui donna l'érudit chanoine et sur ceux qu'il recueillit lui-même en 1768 pendant son second voyage en Espagne. Comme presque tous ses contemporains, Baretti, bien qu'il reproche aux femmes basques leur coquetterie incroyable, a une grande admiration pour cette région belle et prospère. Les Basques vont souvent faire fortune ailleurs, mais reviennent toujours à leur pays natal, où ils construisent ces belles maisons qui ornent les collines. Baretti ne parvint jamais à comprendre la langue basque, malgré les deux livres du jésuite Larramendi, son dictionnnaire basque et sa grammaire intitulée El imposible venCido, livres qu'il critique assez sévèrement d'ailleurs comme inefficaces, inexacts et inspirés par un patriotisme de clocher. Il montre d'autre part, en comparant les deux patenôtres, l'absurdité de la prétention du prêtre irlandais qui, dans un article paru dans une revue anglaise, avait déclaré s'être fait comprendre dans le pays basque en parlant l'irlandais! 102

De Saragosse, Baretti prit le chemin de Lérida à Fraga, où il rencontra dans l'auberge le chanteur Italien Cornacchini qu'il connaissait vaguement et qui rentrait en Italie après avoir fait fortune à Madrid. Il méritait l'épithète que les Espagnols donnaient à ces chanteurs Italiens (qu'ils n'aimaient point), de Castrones Italiens. Les deux Italiens se mirent d'accord pour voyager ensemble jusqu'à Gênes. On devait laisser le chanoine à Barcelone.

Pendant que les trois compagnons de voyage causaient, deux Capucins entrèrent et les prièrent de leur donner une aumône par lintermédiaire de laubergiste, car, bien que leur institution leur défendît de toucher de largent, elle ne leur défendait pas den recevoir. Baretti entama avec eux une longue discussion sur le casuisme malhonnête quils pratiquaient. De guerre las, un des frères coupa court en disant quil leur était défendu de discuter avec des laïques.

A la porte de Lérida, un officier irlandais demanda à Baretti ses papiers. Baretti sentretint un peu avec cet officier, et apprit que lAngleterre avait conquis le Canada. Il se réjouit beaucoup de cette conquête, qui annonçait la décadence de cette nation quil aimait si peu, la France.

A Mollerusa, où ils passèrent la nuit, Cornacchini chanta et joua de la guitare; la moitié des habitants vinrent lécouter, puis se mirent tous à danser avec feu. On devait partir le lendemain avant laube, et personne neut le temps de se déshabiller, ce qui dailleurs valait mieux, car les lits étaient, comme presque toujours en Espagne, pleins de puces.

A Cervera, Baretti alla voir lUniversité. A peine fût-il entré dans la cour, que les étudiants, qui nadmettaient pas quun étranger entrât sans leur permission, commencèrent à siffler furieusement, puis à lui jetter des pierres, puis à lui asséner des coups de poing. Baretti se sauva à toutes jambes, et en fut quitte pour la peur. Il donne long cours à son indignation profonde et un peu comique, déclarant que le roi devrait envoyer tous ces étudiants aux galères (IV, pp. 51-3).

Mis à part cette petite mésaventure, la Catalogne fut pour Baretti une révélation de beauté et de prospérité. Les villes et la campagne catalanes ne sont selon lui nulle part surpassées. Comme tous ses contemporains, notre Italien méprisait louest et admirait presque outre mesure le nord-est de la Péninsule. Il dit que son voyage pourrait être comparé à la "Divine Comédie" de Dante; de Lisbonne à Mérida, c'était l'enfer, de Mérida à Fraga, le purgatoire, et à partir de Fraga, le paradis! (IV, p. 54). 103 Baretti décrit longuement la campagne autour de Molins de Rey, et la compare aux Champs Elysées (IV, 73 ss.).

Notre esprit fort se montre bien autrement sacrilège quand il raconte l'origine du célèbre monastère de Montserrat, qu'il se contenta, à cause du froid, de regarder d'en bas. Au lieu de la légende habituelle de l'image de la Vierge taillée par Saint-Luc, apportée à Barcelone par Saint-Pierre, cachée à Montserrat, et retrouvée par Gondémar, évêque de Vich, Baretti nous débite l'histoire, à l'allure fort gauloise, de la séduction de la jolie fille, devenue ermite, du Comte de Barcelone, par l'ermite Garin. Et, chose étonnante, cette gaudriole lui fut racontée par son compagnon, le chanoine philosophe! 104

A Piera, Baretti vit un premier exemple de lindustrie incroyable des Catalans; les paysans travaillaient dans les vignes, en chantant des prières, au clair de la lune, à une heure où, dans le reste de lEurope, ils ne travaillaient jamais. Malheureusement les Catalans ne senrichissent pas, lui dit le Chanoine, à cause des capitations imposées comme punition par Philippe V après la Guerre de la Succession dEspagne. Alors Baretti reproche aux Catalans de se perdre dans la politique, au lieu de ne penser quà la prospérité quils pourraient atteindre, sans ces aspirations malavisées! Il leur donne comme conseil "Tuas res age" (IV, p. 72). Cependant, tout en condamnant le Catalanisme, Baretti indique, sans s'en rendre compte, la politique que devait poursuivre le gouvernement espagnol à l'égard de la Catalogne; il raconte que les Catalans regardaient avec beaucoup d'affection le Roi d'Espagne, depuis que Charles III, en venant de Naples, leur avait fait à Barcelone un discours fort aimable et leur avait pardonné tous les impôts arriérés (IV, pp. 86-7).

La description que Baretti nous donne de Barcelone n'est pas très intéressante, car il avoue qu'il ne sait pas le catalan, et qu'il n'a donc pas pu s'entretenir avec les gens. Barcelone y est idéalisée outre mesure, elle est dépeinte comme une espèce de paradis terrestre. En pensant au triste faubourg moderne, on lit avec curiosité la description enthousiaste de Barceloneta (le nom n'était pas encore fixé; d'autres l'appelaient Ciudad Nueva ou Barcelona la Nueva) que le Marquis de las Minas faisait construire avec des dispositions semblables à celles d'Aranjuez (IV, pp. 81 ss.).

A la sortie de Barcelone, le douanier montra envers nos voyageurs une grande politesse. Baretti affirme que, quoiqu'en disent les écrivains anti-espagnols, il a toujours trouvé ces douaniers extrêmement courtois; à Badajoz, à Tolde, à Madrid, à Saragosse et à Barcelone. D'autre part, à mesure qu'ils s'approchaient des Pyrénées, ils rencontrèrent chez les habitants une courtoisie naturelle fort impressionante. Il n'y eut qu'une seule exception, fort désagréable d'ailleurs; l'officier qui examina leurs papiers à Girone se montra d'une brutalité inconcevable, et donna sans raison un coup de pied à un des caleseros qui n'osa pas riposter. Baretti renouvelle sa protestation contre le militarisme espagnol:

"there are mortals in this world, who will behave with such unaccountable grossness for no other apparent reason, but to have you informed, that they are worthless and hateful brutes, and dare to show that they are such" (IV, p. 98).

Baretti doit penser au colonel grossier qu'il avait rencontré à San Pedro en Estrémadure (Voir Lettre XLIII). Seul le militarisme piémontais peut être comparé à cette tyrannie intolérable:

"What a difference between those countries and the glorious isle of Great Britain, where neither Colonel or Captain, nor indeed any person of any rank whatsoever, dares to treat the meanest plebeian with such indignity as that of the Girona - officer to our muleteer, or the San Pedro Colonel to our caleseros!" (IV, pp. 99-100).

Malgré cet inCident qui troubla sa dernière étape espagnole, Baretti, en traversant les Pyrénées par le port de Pertuis, et inspiré par la beauté solennelle de l'endroit, fait un dernier plaidoyer en faveur de l'Espagne, et condamne la légende noire ainsi que ceux qui l'ont encouragée (IV, pp. 109 ss.).

Baretti continua rapidement son voyage jusqu'à Gênes. Le midi de la France étant fort connu et ayant été souvent décrit, il se contente de raconter fort sommairement ses aventures, de sorte que, malgré son titre, A Journey from London to Genoa, le livre de Baretti peut être considéré comme un simple voyage en Espagne.

Mais, même dans ce récit sommaire des étapes françaises, on trouve tous les éléments d'une attaque contre la France. Notre philosophe se gausse des reliques que possède l'église de Saint-Maximin, et de la foi naïve que les habitants y prêtent (IV, pp. 118 ss.). Les routes, souvent inondées, sont détestables (IV, pp. 121 ss.). Les Français, considérés toujours comme gais et aimables, sont en réalité plutôt Moroses, tandis qu'en Espagne, pays réputé triste, on trouve une gaîté et une hospitabilité foncières (IV, pp. 146-7). Les Français sont des menteurs incorrigibles, tandis que les Espagnols, en accord avec leur proverbe, "El Español no dice mentira", sont des gens extrêmement véridiques. Le mensonge est en effet la caractéristique la plus frappante des Français (IV, pp. 149 ss.). Baretti décrit enfin, avec une ironie très fine, la politesse française, qui, selon lui, n'est qu'hypocrisie (IV, pp. 151 ss.). Baretti prie le lecteur de ne pas croire qu'il s'est laissé contaminer par la francophobie anglaise!

Quant à son pays natal, notre Italien décrit avec ravissement les beautés de la Riviera et de Gênes, mais il s'étonne devant la mendicité incroyable des Gênois. En effet, le patriotisme de Baretti ne ressort que rarement. Ici, à Gênes, se termine - par une prière en latin! - le récit principal de Baretti (IV, p. 188).

En 1768, Baretti revisita l'Espagne. Ce voyage se réduisit à un voyage de Bayonne à Madrid par le Pays Basque et par Castille la Vieille, et retour par à peu près le même chemin (il est décrit dans l'Appendice qui occupe les pages 189 à 311 du quatrième volume). Le second voyage est bien moins intéressant que le premier, et au lieu de l'enthousiasme antérieur, on remarque un ton généralement anti-espagnol. L'hispanophile, l'ennemi de la légende noire, semble être passé aux rangs ennemis. Que s'est-il passé entre 1760 et 1768? L'Espagne était entrée dans la Guerre de Sept Ans, en était sortie humiliée, et en voulait à l'Angleterre. Ceci, et l'ancienne rancune religieuse, inspirèrent la patronne de l'auberge de Burgos qui, en apprenant que Baretti retournait en Angleterre, lui dit : "Inglaterra mala tierra"; tous les Anglais étant des pécheurs hérétiques qu'il faudrait noyer, "para que la casta se pierda" (IV, pp. 292-3). Dans un passage, cité ailleurs, de Tolondron (pp. 175-9), et qui semble, d'après les quelques indications données dans le Journey (IV, pp. 240-1) se rapporter à son second séjour madrilène, Baretti affirme que la société madrilène le reçut plus qu'aimablement; le fait est cependant, que dans son récit de ce second séjour, Baretti ne parle guère que des théâtres madrilènes, dont il condamne la pauvreté, de même que la déclamation pompeuse des acteurs; bref, le théâtre espagnol, qui lui plut beaucoup à la lecture, lui déplut nettement quand il le vit représenter. Il goûta cependant des zarzuelas, qui lui semblent bien supérieures à l'opéra comique Italienne (IV, pp. 243 ss.). Il loue d'autre part les ordonnances de Charles III sur le policement de la capitale (IV, pp. 250 ss.). Le ton défavorable du second récit de Baretti semble venir, plutôt que des circonstances politiques, du fait que le second voyage fut surtout une double traversée de la Vieille Castille, qui était une des régions les plus misérables de l'Espagne. Il dit, par exemple, qu'il n'a jamais vu, même en Espagne, un village plus pauvre que celui de Castillejo, près de Somosierra, et il en décrit longuement la tristesse (IV, pp. 276 ss.). Au milieu de tant de pauvreté, la seule chose qui resplendit est la courtoisie de ces pauvres hères, surtout des femmes. Baretti put l'apprécier quand il soupa chez un muletier:

"The propriety of behaviour in women of the lower class, has often astonished me in Spain. A great many of them seem to be polite by nature; and my Muleteer's daughters bore their part in the conversation at supper with a gentleness and modesty that would have captivated a savage. Had I met with them in any house at Madrid, I should not have found them to be rustick girls by their manners" (IV, p. 297).

En effet, ce ne sont pas les paysans eux-mêmes qui sont responsables de la misère dans laquelle ils vivent, c'est le clergé. Le chirurgien d'un petit village lui expliqua que la première personnalité de chaque village est le curé, la seconde l'alcalde, et la troisième le chirurgien (IV, pp. 299). Le seul des trois qui ait un bon revenu est le curé. Baretti observa que dans toute la Vieille Castille, l'église s'est imposée en encourageant la superstition. Baretti vit dans une auberge une gravure de Saint-Ildéphonse, et il demanda au garçon de lui dire qui c'était; le garçon répondit que c'était le chapelain de la Reine des Cieux, et qu'il lui disait la messe tous les jours! (IV, pp. 254-4). Il trouva dans un autre village qu'un vieux moine bénédictin tyrannisait toute la populace, l'obligeait à aller à la messe tous les jours, et à se confesser à lui; c'était un véritable Pape de l'endroit (IV, pp. 282-3). Or Baretti affirme que la tyrannie ecclésiastique est destinée à se perdre:

"I cannot help being of opinion that, sooner or later, the friars will break their bows by overstraining them, and then that what has happened in other countries will likewise happen in Spain" (IV, p. 295).

Même dans la pieuse Vieille Castille, l'anticléricalisme se fait jour. Dans la Cathédrale de Burgos, des fidèles vénéraient la Piel del Gran Lagarto, c'est à dire un alligator empaillé qui, en vie, aurait vomi, à la prière d'un saint, un homme encore vivant qui séjournait depuis plusieurs jours dans son ventre. Baretti observa que non seulement les riches, mais aussi bien les pauvres se moquaient de cette baliverne (IV, pp. 295-6). Tout ceci le met de très mauvaise humeur, et il rejette en masse les louanges que le Gallois Udal ap Rhys, dans son Account of the most remarkable places and curiosities in Spain and Portugal (London, 1749), avait prodigué à la vieille cité de Burgos. Baretti semble même presque indifférent aux beautés de la cathédrale.

Cette analyse du Journey de Baretti ne rapporte que les passages qui ont une certaine importance pour notre polémique; on voit qu'ils sont excessivement nombreux. Le Journey est plus important pour nous que les Lettere familiari, qui sont la forme primitive de ce récit; elles contiennent des passages fort longs sur l'Angleterre, et sur des aventures peu significatives, qui sont omis dans le Journey. Pour se donner des airs de philosophe voyageur, Baretti y supprima également toute réference au jeune homme noble, Edward Southwell, dont il n'était, comme qu'il le dit franchement dans ses Lettere, que le guide et le compagnon. Badini, dans son attaque contre Baretti 105, prétend qu'il reçut deux cents livres à ce titre, tandis que, dans son Journal, il se représente comme un philosophe aisé jouissant d'une liberté complète pour étudier l'Espagne. Tout en admettant la fausseté de la pose de Baretti, nous devons reconnaître qu'il n'a pas changé l'essentiel de son récit, et que le Journey n'est que la forme purifiée et enrichie des Lettere. Malgré leur naissance fort agitée, les Lettere eurent un gros succès en Italie; une troisième édition parut à Piacenza en 1805 (106). Mais le Journey nous intéresse beaucoup plus qu'elles, et c'est pour cette raison que nous l'avons analysé. Quelle est la signification historique du Journey?

Baretti prétend être un apôtre de l'internationalisme. Il proteste sans cesse contre les écrivains médiocres qui sèment la discorde parmi les peuples, en répandant dans leurs pays des préjugés contre les autres nations. La source de ce mal serait la théorie des philosphes, selon laquelle chaque peuple a sa façon d'être qui lui est spéciale. Baretti répond, dans ses défenses et de l'Espagne et de l'Italie, que l'humanité est partout assez semblable, que nul pays n'a un monopole ni de vices ni de vertus. Quant à l'Espagne, l'écrivain anglais le plus coupable est Clarke. Mais Baretti est surtout un gallophobe très prononcé, et il considère les Français comme les principaux fauteurs de la "légende noire". Leur ironie est le plus souvent le produit de l'ignorance; ainsi, par exemple, dans le cas du pont de Tolde à Madrid. Baretti, tout en condamnant ce qu'il y a en Espagne de condamnable, n'hésite pas à dire par exemple que la xénophobie du peuple anglais fait rougir quand on voit l'hospitabilité des Espagnols; que les Français sont beaucoup moins gais et moins honnêtes que les Espagnols; que même les Toscans parlent leur langue sans cette correction qui distingue presque toujours l'espagnol parlé. Les attaques dures et nombreuses de Baretti contre la "légende noire" nous font voir en lui un des premiers représentants de la réaction hispanophile.

Malheureusement cet esprit de justice n'est pas secondé par une méthode scientifique. Baretti note au jour le jour ce qu'il a vu, ce qu'il a appris par ouï-dire, mais la base de lectures sur laquelle repose sa vision historique est des plus minces. Les données qui servent d'échafaudage sont vagues et assez inexactes. Baretti sécarte d'ailleurs de son sujet pour discuter également sans méthode les questions les plus diverses: l'origine de la rime, ou la nature de la poésie mozarabique. Surtout, il larde ses pages de réflexions philosophico-morales.

Quant à l'histoire espagnole, Baretti a surtout une idée puissante mais fort vague de l'importance de la civilisation arabe en Espagne. Cette idée, qui domine chez les écrivains romantiques français, a son origine au 18ème siècle. Ce fut le curé de Miajadas qui éveilla chez Baretti cet intérêt, en lui transmettant la légende fort courante mais tout à fait infondée qu'il y avait encore en Espagne des peuplades Arabes qui vivaient dans l'isolement. Plus tard, d'Almaraz, Baretti écrivit sa quarante-cinquième lettre, dans laquelle, tout en justifiant, malgré la condamnation presqu'unanime des philosophes, l'expulsion des Arabes de la Péninsule, il exprime son plus vif regret de ne pas savoir l'arabe pour pouvoir étudier cette civilisation à peu près inconnue. Ce fut donc avec la plus grande satisfaction qu'il acueillit à Madrid la publication des deux beaux volumes de Casiri.

Quant à l'art espagnol, Baretti s'y intéresse assez peu. Il passe par Mérida sans regarder les ruines romaines. L'architecture merveilleuse de la cathédrale de Burgos le laisse assez froid. Le nom de Vélasquez semble lui être nouveau. Le palais royal de Madrid ne l'intéresse, soupçonne le lecteur, que parce que construit par un ami de son père. L'absence d'intérêt artistique est assez remarquable chez cet Italien, fils d'architecte.

La lettre cinquante-sept contient une défense fort chaleureuse de la littérature espagnole, en particulier du théâtre de Lope et de Caldéron. Baretti en appréciait surtout le caractère vivant et populaire, bien que la déclamation pratiquée par les acteurs espagnols détruisât cette qualité. Pour lui, le grand art espagnol est la littérature, et, affirme-t-il, la littérature espagnole est essentiellement populaire. Les Espagnols, même les plus humbles, sont des artistes de leur langue, cette magnifique langue castillane qu'ils parlent avec tant de pureté. Ce sont presque tous des poètes naturels, qui improvisent sans cesse de beaux vers. Baretti s'attribue la découverte de cette activité artistique, dans laquelle il croit avoir trouvé l'âme de l'Espagne. Comme accompagnement de cette poésie, les Espagnols produisent, par inspiration naturelle, une belle musique populaire, et dont les ciegos sont les maîtres.

Le peuple espagnol, tellement doué de facultés artistiques, vit dans la misère la plus sombre. Les routes sont mauvaises, les auberges sont piteuses, les maisons à peine dignes de ce nom. Deux villages castillans, Alcobendas et Castillejo, semblent à Baretti le non plus ultra de la misère. Malgré son état pitoyable, le peuple espagnol est content, et n'ambitionne pas l'aisance matérielle. Baretti est assez de son époque pour ne pas admettre cette jouissance dans la misère, typique, selon lui, d'un peuple sauvage.

Mais Baretti ne peut s'empêcher d'admirer l'immense joie de vivre du peuple espagnol. Elle s'exprime surtout dans les danses espagnoles, notamment dans le fandango, véritable passion nationale que Baretti décrit à plusieurs reprises et avec un enthousiasme débordant. Néanmoins, la joie de vivre du peuple espagnol, affirme le chanoine de Sigüenza, ne dépasse jamais les limites de la morale. Selon Baretti, le peuple espagnol est fort bon. Il est hospItalier envers les étrangers. Les paysans que notre voyageur rencontra se montrèrent souvent très aimables envers lui, lui donnant de belles grappes de raisins, etc., etc. Même les pauvres arrieros aragonais sont caractérisés par une bonhomie à toute épreuve. Baretti ne semble pas voir l'élément de cruauté qu'il y a dans la psychologie du peuple espagnol. Il ne vit un combat de taureaux qu'au Portugal. Quant il passe devant la plaza de toros de Madrid, il débite un petit sermon sur la cruauté de ce sport, mais c'est presque la seule réference que nous trouvons à la férocité qui, comme l'a bien vu Antonio Machado, est un trait essentiel du caractère espagnol. Ce qui est le plus étonnant, selon Baretti, c'est que le peuple espagnol, vivant dans une misère inconcevable, ait une politesse tout à fait aristocratique. L'exemple le plus frappant qu'il vit fut celui des filles du muletier chez qui il soupa. De même que la génération du '98, Baretti idéalise la femme du peuple espagnol. Les fonctionnaires en Espagne sont d'une politesse bien supérieure à celle qu'on trouve ailleurs; Baretti n'eut jamais à se plaindre des douaniers. Mais il ne semble guère se rendre compte de l'élément de grossièreté hargneuse qui accompagne de façon inquiétante cette politesse espagnole. Il en vit cependant des cas très évidents, ainsi le Corregidor de Talavera et les étudiants de Cervera.

Donc, selon Baretti, ce qui donne le ton en Espagne, c'est le peuple. L'Espagne est essentiellement un pays démocratique. Il est vrai que la forme du gouvernement n'est pas démocratique, ce qui s'explique par la tyrannie des rois, notamment de Philippe II qui abolit le Justicia et les fueros d'Aragon. Mais l'essence de l'Espagne est restée démocratique. Le peuple jouit d'un grand prestige. Les nobles n''hésitent pas à l'imiter et à se mêler avec lui. On peut citer comme preuve les bals organisés par le Comte d'Aranda.

Son admiration pour le peuple espagnol n'empêche pas Baretti de rendre justice à la monarchie et à la noblesse espagnoles. Il est vrai que, de même que ses frères ennemis, les philosophes, il considère Philippe II comme un monstre, mais en général il défend la politique suivie par la monarchie espagnole. Cette politique avait bien ses désavantages, mais elle était soit nécessaire soit inévitable; dans des circonstances semblables, n'importe quel homme politique aurait agi de la même façon. La fatalité, et non la monarchie, est responsable de la décadence espagnole. Quant à Charles III, il ne s'agit plus de l'excuser ou de l'expliquer; comme tous les philosophes, Baretti a pour lui une admiration très chaude.

De la même façon, notre démophile rend justice à la noblesse espagnole. Ce qu'il avait lu et entendu dire lui avait donné des préjugés contre elle, mais lorsqu'il en connut des représentants - la famille avec qui il visita le palais d'Aranjuez, les amis madrilènes de Felix d'Abreu, le marquis de Castromonte à Algora - il comprit que la "légende noire" l'avait représentée de la façon la plus fausse et la plus injuste, et qu'elle est en réalité instruite, raisonnable, polie et extrêmement aimable. Twiss dira la même chose, mais il aura, lui, bien plus d'occasions de fréquenter la noblesse espagnole; Baretti a causé surtout avec le peuple.

Il n'y a en Espagne que deux classes que Baretti hait et qu'il considère comme funestes pour la nation. La première, ce sont les militaires. Il leur reproche exactement ce que les écrivains modernes leur reprochent. Il en vit surtout deux exemples, à l'auberge de San Pedro et à Girone. Le peuple craint et hait cette tyrannie brutale, inconcevable ailleurs, surtout en Angleterre.

L'autre membre de cette alliance sacro-infernale est l'église. Baretti connut en Espagne des curés fort distingués, notamment le Chanoine de Sigüenza. Mais l'église en tant qu'institution lui semble fort néfaste. Elle exerce sur le peuple espagnol une tyrannie odieuse, grâce aux superstitions ridicules qu'elle encourage. Dans chaque village, le curé est le maître; Baretti visita un village castillan où un vieux bénédictin tenait tout le monde sous le poing.

Heureusement cet état de choses ne pourra pas résister très longtemps. Les deux alliées, l'armée et l'église, se sont brouillées. Baretti le comprit et s'en étonna quand il assista, à Talavera, au différend entre le moine et le groupe de soldats. Chose plus sérieuse, le peuple espagnol commençait à réagir contre la tyrannie cléricale et à bafouer les superstitions traditionelles. Le même inCident de Talavera en donna une première preuve, car les paysans qui en entendirent l'histoire approuvèrent chaudement l'action des soldats. Le cas du calesero catalan de Baretti est également intéressant: les Catalans, sous l'influence de la grande nation voisine, avaient déjà perdu le repect des vieilles croyances; Baretti dut même reprocher au calesero ses paroles blasphématoires. L'incrédulité de certains paysans de Burgos devant la Piel del Gran Lagarto prouve enfin que le foyer du cléricalisme espagnol, c'est à dire la Vieille Castille, était déjà atteint par l'esprit raisonnable et positif qui soufflait dans toute l'Europe. Malgré ceci, Baretti croit que le peuple espagnol est foncièrement religieux, et lui-même, bien qu'il se fût séparé de l'église, ne dit jamais d'impiétés offensives; au contraire, il termine son livre en remerciant Dieu de sa protection.

Baretti compare son voyage à la Divine Comédie de Dante, avec sa triple division en Enfer, Purgatoire, et Paradis. L'Enfer, c'est le Portugal. Baretti s'étonne lui-même du jugement plus que défavorable qu'il a porté sur ce pays. Il n'y trouve aucune des qualités qui embellissent les Espagnols. Les gens du peuple sont grossiers, malotrus, presque sauvages. Ils étalent sans cesse des sentiments grotesques, notamment une haine absurde de l'Espagne. La littérature Portugaise ne contient rien qui vaille. Tandis que le peuple Portugais est plongé dans une misère bien plus abjecte que celle du peuple espagnol, le clergé Portugais vit avec opulence et avec pompe. La politique de Joseph Premier ne reçoit point les louanges qui sont accordées à celle de Charles III d'Espagne; au contraire, elle est jugée absurde; Baretti cite comme preuve la construction de l'Arsenal. Dans toute cette description du Portugal, on ne trouve guère un seul jugement favorable. Le Paradis du voyage de Baretti, c'est la Catalogne. Il chante les beautés du paysage et l'activité incroyable des habitants. Mais à y regarder de plus près, il est évident que ce Paradis, qu'il décrit brièvement, ne l'attire que peu. Il y trouve tout admirable, mais peu intéressant; c'est l'Europe, c'est presque l'Italie du Nord. Ce qui pour Baretti a une attraction mystérieuse, c'est le Purgatoire, c'est-à-dire la meseta, l'Extrémadure, la Castille, et l'Aragon. Sans l'admirer outre mesure, sans la comprendre tout à fait, il sent en elle un je ne sais quoi de romantique, d'attirant, et même d'attachant. La génération du '98, qui a remis en valeur les peuples de la meseta, a un prédécesseur dans notre Italien. 107

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Notes

93  Cité par John Nichols, Literary Anecdotes of the Eighteenth Century, London, 1812, vol. iv, p. 475.

94 Pietro Custodi, Memorie della Vita di G. Baretti, Milan, 1822. Giovanni Battista Baretti, Vita di G. Baretti coll'aggiunta del processo ed assoluzione dell'omicidio da lui commesso in defesa di se medesimo in Londra, 1769, ridotto in ottava rima, Turin, 1857. Thompson Cooper, article "Baretti" in Dictionary of National Biography. Traduit en italien par Mario Menghini "Scritti di Giuseppe Baretti", Florence, 1897 pp. xi-xix. Franchi di Pont, Opere di Giuseppe Baretti, scrite in lingua italiana," Milan, 1813. Tome I, pp. v-xlv. Camillo Ugoni, Della letteratura italiana nella seconda metà del sec. XVIII, Brescia, 1820-22. Lacy Collison-Morley, Giuseppe Baretti and his Friends, London, 1909.

95 Journey, Vol. I, Preface, p. v.

96 Journey, Vol. I, Preface, p. vi. Johnson donnait le même conseil à tout le monde: à Mrs. Thrale par exemple (V. lettre du 6 septembre, 1777). Seulement lui-même ne suivait pas son propre conseil.

97 Vol. I, pp. 1-107 de la troisième édition anglaise, à laquelle se rapportent toutes les références données ici.

98 Jeronymo Osorio (1506-1580), êveque de Silves, auteur surtout de De gloria et nobilitante civile et cristiana, appelé, à cause de la pureté de son style latin, "le Cicéron portugais". Baretti le décrit comme historien à cause de sa chronique De rebus Emmanuelis (1586), traduite déjà en français (1610) et en anglais (1752), et dont le célèbre contemporain de Baretti, F. Manoel de Nascimento, devait préparer à Paris une traduction portugaise. Une bonne partie de la biblothèque d'Osorio se trouve maintenant à la Bodléienne (V. W.D. Macray Annals of the Bodleian Library, 2nde édition, 1890, p. 29).

99 Antonio Vieira (1608-1697), jésuite portugais, qui passa une grande partie de sa vie au Brésil. Les moines italiens pouvaient l'admirer, car il était "le prince des orateurs sacrés". Il est d'autre part étonnant que Baretti ne l'ait pas connu et ne l'ait pas apprécié, car il était célèbre dans le monde entier pour sa défense des Indiens et des Juifs, ce qui en fit l'idole des philosophes, notamment de l'Abbé Raynal, un des protagonistes de notre polémique (V. Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, 1898, Tome III, colonnes 654 ss.).

100 V. Girolamo Magagnanti, "La Merdeide" (1628) dit de Madrid:"D'una villa Reale i sporchi odori gran desio di cantar m'ingombra il petto, e come in vece di purgati odori v'han li stronzi e la m... albergo eletto." Cité par Tarivelli.

101 Que Luca Baretti ait étudié sous Juvara est assez douteux. Certains critiques n'y voient qu'une pretention du fils. V. Lacy Collison-Morley, Giuseppe Baretti and his Friends, p. 5.

102 Les Irlandais semblent avoir pris assez mal l'ironie de Baretti, qui fut critiqué dans un livre anonyme qui parut en 1772. Voir C.V., An Essay on the Antiquity of the Irish Language...To which is added the mistakes committed by Mr. Baretti in his collation of the Irish with the Biscayan languages, quoted in his late publications, exposed and corrected. Dublin, 1772. Ce "C.V." n'est autre que Charles Vallency, fils de réfugiés protestants français, qui écrivit, avec des connaissances notoirement insuffisantes, des livres sur la langue irlandaise, comparables à ceux qu'écrivit La Tour d'Auvergne sur la langue bretonne. Vallency a dû être blessé d'ailleurs par les attaques de Baretti contre le pays de ses aïeux.

103 Baretti était un dantiste fort intéressant. Voir L. Piccioni "La Fortuna di Dante nell'opera di Giuseppe Baretti", dans Dante e il Piemonte (Turin, 1922).

104 Cette légende, comme tant d'autres pieuse et obscène, était très populaire au 18ème siècle. Elle fut racontée par Hilario Santos Alonso dans son Historia de la Aparición de Nuestra Señora de Montserrat (Murcie, 1772), qui servit de base à un récit paru à Barcelone en 1778. Le premier à en montrer l'absurdité fut Próspero de Bofarull y Mascaró, dans Les Contes de Barcelona Vindicades (1835, p. 30). Malgré cette démonstration, le bon Jacinto Verdaguer en fit le sujet de son célèbre poème couronné aux fêtes du millénaire de Montserrat (1880), et Tomás Bretón fit jouer son opéra Garín en 1892. Le comte de Catalogne en question était Wilfredo el Velloso, dont la fille s'appelait Riquildis.

105 Il Vero Carattere di Giuseppe Baretti, p. 60. Voir aussi Lacy Collison Morley, Giuseppe Baretti and his Friends, ch. v.

106 Elles ont été republiées, avec introduction et commentaire, par Attilio Simioni (Milan, 1911). Voir aussi G. Ricciardi, Giuseppe Baretti e le sue Lettere familiari ai fratelli, 1902.

107 Plusieurs critique italiens, notamment Benedetto Croce et Francesco Biondolillo, ont voulu voir dans Baretti un précurseur remarquable des idées littéraires modernes. Leurs idées ont été réfutées par Nicola Lamia dans son livre Giuseppe Baretti fu un precursore? (Trapani, 1925).


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