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Un Homme de science Hispanophile: Richard Twiss, F.R.S. 156

Voici enfin, parmi tant de livres qui exhalent un mépris profond à l'égard de l'Espagne, le récit charitable du voyage que fit Richard Twiss, Esq, F.R.S., à travers le Portugal et l'Espagne pendant les années 1772 et 1773. Il fit publier son livre à Londres, en 1775, chez Robinson, Becket and Robson, sous le titre de Travels through Portugal and Spain in 1772 and 1773. (iv + 465 + Index, in 4). Le ton du livre est tantôt enjoué, tantôt érudit. Twiss ne semble éprouver ni admiration ni mépris à l'égard de l'Espagne. Mais somme tout, le bilan n'est pas défavorable. Et surtout, ce livre si paisible sachève par une péroration qui est assez sincère, malgré l'élément "littéraire".

"I landed at Dover at four in the morning, perfectly satisfied with this tour, which had proved more agreeable and instructive to me than any other part of my travels, owing to the novelty of all the objects in kingdoms which are seldom visited by travellers, and to the kindness of the Portugese and Spaniards in general, whose cordial and generous hospitality demand all the acknowledgements and thanks that are in my power to give. I shall always retain the greatest esteem for the Spanish nation in particular; and if, in various parts of this work, I have inserted a few pleasantries about their religion, I am certain that the candid Spaniards will join in the laugh, especially as the prejudices of their forefathers are daily losing ground, so that it is not improbable that in process of time Spain may become a seat of toleration and literature equal to any other kingdom, and that it may be said with Gonzalo Argote de Molina:

Levanta noble España,
Tu coronada frente,
Y alégrate de verte renaCida
Por todo cuanto baña,
Entorno la corriente
el uno y otro mar, con mejor vida." 157

Cette péroration indique en peu de mots l'essence de l'hispanophilie de Twiss. Et voilà le problème qui nous inquiète; est-ce que l'hispanophilie de Twiss est de bon aloi? Les Espagnols, eux, ne se sont pas posé cette question. Il leur suffisait de voir un voyageur étranger capable de raconter ses aventures en Espagne sans employer le ton habituel de mépris et d'incompréhension voulue. Antonio Ponz, dans le prologue du premier volume de son Viage fuera de España 158 , salue avec enthousiasme le livre de cet Anglais dont la façon de parler diffère de celle de ses compatriotes, Clarke et Swinburne. Il cite, avec reconnaissance, en traduction espagnole, une partie de la péroration de Twiss. Mais il ne voit pas que les motifs qui ont inspiré l'hispanophilie de Twiss sont assez curieux et superficiels. D'autre part, Ponz se sentait flatté par les phrases d'appréciation de Twiss au sujet de son Viage de España, dont quatre volumes étaient déjà parus; Twiss ne semble en avoir vu que deux. 159

Twiss n'était pas hispaniste. Il est vrai que les hispanistes de profession n'existaient guère à l'époque. Twiss était un dilettante qui, grâce à sa fortune, pouvait sadonner à toute sorte d'études, depuis le jeu d'échecs, sur lequel il publia deux volumes et plusieurs articles, jusquà la zoologie, où il se distingua assez pour être élu Fellow of the Royal Society. C'était d'autre part un grand amateur de voyages; il en fit de longs en Italie, en Allemagne, en Bohème, etc., sans en écrire cependant aucun récit. Qu'est-ce qui le poussa à visiter l'Espagne, et à écrire là-dessus un grand livre qui obtint un gros succès? Twiss nous le dit lui-même au début de son oeuvre:

"After having spent several years in travelling through England, Scotland, Holland, Flanders, France, Switzerland, Italy, Germany, Bohemie, etc., the love of variety, or curiosity of seeing new things, was still so prevalent that I determined to visit Spain and Portugal; and I was the more eager, as I had never seen any satisfactory account of these two kingdoms, promising to myself the enjoyment of objects entirely novel, in countries which were imagined to be far behind the rest of Europe in arts and literature. The following sheets contain the observations made in that tour; they are published as my first attempt, and the strictest truth has been inviolably adhered to throughout the whole work." 160

Il semble donc que la manie des voyages ait été de nouveau éveillée chez Twiss par la lecture de livres sur l'Espagne, et par le peu de satisfaction tirée de ces livres. Twiss nous donne, dans l'appendice no. 4 de son ouvrage (pp. 367-74) une liste de livres qui traitent de l'Espagne et du Portugal. Cette liste a été composée après coup. Twiss ne nous dit pas lesquels de ces livres il a lui-même lus; il avoue ne pas les avoir tous étudiés. Ce qui est pire, c'est qu'il ne nous dit pas lesquels dentre eux il a lus avant d'entreprendre son voyage, c'est à dire où il a puisé son inspiration. A la fin de cette liste de livres, Twiss nous dit qu'il en recommande au "lecteur intelligent" les suivants: les tomes quinze et seize du Voyageur Français; l'ouvrage Italien du Père Norberto Caimo, Lettere d'un Vago Italiano ad un suo Amico, dont d'ailleurs Twiss nous donne une analyse succinte (pp. 96-7); il ajoute qu'il avait reçu ces volumes de l'auteur lui-même, dont il avait fait la connaissance à Rome en 1769; l'ouvrage est, nous dit-il, fort rare, étant prohibé dans tous les pays catholiques (bien que ce prêtre le lui ait donné à Rome). Twiss recommande également le Résumé de l'histoire d'Espagne du Padre José Francisco Isla de la Torre y Rojo, et le Viage de España d'Antonio Ponz; qu'il qualifie cependant à la page 373 de "pretty well written but very diffuse". Il est certain que Twiss a pris connaissance de ces deux livres en Espagne, puisqu'il n'a appris l'espagnol qu'alors. Il loue enfin les gravures contenues dans la History of the Straits of Gibraltar de Thomas James (2 vols. in 4, 1771), dont il nous donne d'autre part une description à la page 277, et celles insérées dans A Description of the Escurial que George Thompson avait traduite en anglais en 1760 (1 vol., 4-to). Il est très curieux que Twiss ne recommande point un livre qui avait atteint la plus grande notoriété, et qu'il avait dû lui-même lire avec soin, puisqu'il le cite fort souvent; je veux dire les Letters Concerning the Spanish Nation du Reverend Edward Clarke. Nous laisserons de côté toutes les autres influences multiples subies par Twiss, par exemple celle de Voltaire, dont L'Essai sur la Poésie Epique a, de l'aveu même de Twiss, fourni une bonne partie de l'appendice V, "Some account of the Spanish and Portugese literature" (pp. 375 ss). Nous pouvons être sûrs que Twiss n'avait guère, lors de son départ pour l'Espagne, que les notions ordinaires acquises dans les récits de voyages et chez les polygraphes tels que Voltaire; ajoutons-y peut-être quelques lectures sérieuses faites en manière de préparation.

Il est parti de Falmouth le 12 novembre, 1772; après 18 jours d'attente, un vent favorable souffla, qui porta rapidement le vaisseau à Lisbonne; la traversée ne dura que cinq jours. Le tremblement de terre de 1755 avait détruit une bonne partie de la capitale Portugaise. La reconstruction avait commencé, mais en général la ville était dans le même état ruineux que dix-sept ans auparavant. Il était fort dangereux de s'aventurer la nuit hors de la partie reconstruite; les assassins abondaient. Toute la populace avait d'ailleurs un aspect désagréablement bigarré; il y avait des blancs, des noirs, des mulâtres, de tout. L'église Portugaise avait les mêmes pratiques antiviriles que l'église Italienne. Par ordre de la reine, elles avaient été adoptées même au théâtre royal; Twiss s'en indigne, et cite à cet égard un passage du célèbre Nouveau Voyage d'Italie (1691) de François Maximilien Misson, protestant dont l'attitude envers l'Italie est semblable à celle des philosophes envers l'Espagne. Il n'y avait pas de journaux Portugais; ils étaient défendus depuis 1763. Il suffit de la vue d'hommes du peuple qui en plein jour se faisaient ôter les puces par de grands babouins, et surtout du spectacle d'un malheureux qu'on brûla publiquement comme voleur d'églises, pour dégoûter notre voyageur de la vie de Lisbonne. Au contraire, le paysage à l'ouest de Lisbonne est, affirme-t-il, de toute beauté, bien que les habitants soient des "ignorant wretches". Quarante ans plus tard, dans son Childe Harold, Byron fera exactement le même commentaire. Twiss observe qu'au Portugal comme en Espagne, les ailes des moulins touchaient presque la terre, ce qui explique le célèbre épisode de Don Quichotte; dans les pays septentrionaux, au contraire, elles se trouvaient souvent à une dizaine de mètres en l'air.

Le 30 janvier, Twiss se mit en route pour Oporto. Il avait pris comme domestique Jean Baptiste Pecquet, le même qui, douze ans auparavant, en 1760, avait accompagné Guiseppe Marc Antonio Baretti, auteur du Journey through Portugal and Spain. 161 Twiss s'arrêta à Alcobaça, qu'il décrit longuement. Il ne dit rien de l'architecture de ce beau bâtiment cistercien, qui était alors encombré d'ornements baroques, dont on a heureusement fait table rase il y a quelques années. Ce qui attira l'attention de Twiss, c'était la vie opulente des nobles qui y avaient fait les voeux monastiques. Au nombre de cent Trente, ils avaient au total deux cents domestiques. Cette communauté engouffrait tous les produits du voisinage, et ne laissait rien au monastère voisin de Batalha, que Twiss visita ensuite. Cet établissement célèbre était par conséquent fort déchu de son ancienne grandeur, et n'avait même pas cinquante moines. Par Pombal, notre voyageur atteignit Coïmbre, qui nattira aucunement son attention. Il passe également sous silence les beautés de la campagne entre Coïmbre et Oporto. La seconde ville du Portugal semble avoir fait sur Twiss la même impression que la capitale; il trouva la ville détestable, mais les alentours d'une beauté suprême. Il visita la Quinta d'un ami anglais, qui lui assura que d'un seul Oranger il avait en une saison récolté seize mille Oranges. D'Oporto, Twiss revint sur ses pas jusqu'à Bussaco, dont il vit la chartreuse. Du célèbre paysage il ne dit pas un mot. Le voyage tellement difficile jusqu'à la ville frontière d'Almeida ne fut égayé que par un vin rouge merveilleux que Twiss y trouva; il assure n'en avoir jamais bu de meilleur de sa vie.

C'est ici que commence la partie proprement espagnole de son voyage (p. 56). La première ville espagnole dans l'itinéraire de Twiss fut Ciudad Rodrigo. La vie en Espagne fit d'abord sur lui bien meilleure impression que celle du Portugal. Chaque pouce de terrain était cultivé, les auberges étaient bien meilleures, et les maisons, construites en pierre, étaient bien plus propres qu'au Portugal (p. 57). Il est vrai que toutes les bonnes auberges étaient tenues par des Italiens ou par des Français. Les Espagnols sont tellement honnêtes, nous dit Twiss, que les portes des maisons n'avaient pas de serrures. Il fit un séjour fort intéressant à Salamanque, dont il énumère les curiosités. Il parle du "célèbre professeur de mathématiques, Don Diego de Torres" (Villaroel), mort deux ans auparavant. Il affirme que, contrairement à ce qui se raconte à l'étranger, les livres de la bibliothèque universitaire ne sont pas enchaînés. Twiss ne savait pas encore assez d'espagnol pour se lier avec des Espagnols. Il poussa jusqu'à Zamora, où il vit un marché d'ânes; il s'y intéressa vivement, puisqu'on vendait en Angleterre, très chers d'ailleurs, des bidets espagnols, malgré la peine de mort sous laquelle le gouvernement espagnol en défendait l'exportation. De Zamora, Twiss piqua sur Toro. Il fut frappé surtout par une espèce de grande vielle jouée par deux anges, qui se trouve sur un des portails de la cathédrale. Quel dommage que Twiss n'ait pas vu, à Santiago, le célèbre Portail de la Gloire! En passant par Simancas, dont il ne fait que mentionner les archives, notre voyageur arriva à Valladolid. A la porte de la ville il fut acueilli par la tête et un quartier d'un assassin écartelé, le tout cloué à un poteau. Cependant son goût du moderne fut flatté par l'innovation de plaques sur lesquelles était peint le nom de chaque rue, et par le numérotage des maisons. A propos du palais habité par Charles V, Twiss cite le passage où l'Abbé de la Porte raconte que les moines de Yuste eux-mêmes se moquaient de l'ascétisme assez grotesque de l'empereur abdiqué. Il visita ensuite le Campo Grande où l'inquisition avait fait brûler vifs des milliers d'hérétiques. Mais, affirme-t-il, depuis quatorze ans, dans toute la Péninsule, aucun hérétique n'a subi ce sort. Il énumère enfin quelques objets d'art de la cathédrale, mais il avertit qu'il ne parlera point dans tout son livre de l'infinité de reliques que partout les moines voulaient lui montrer. En effet, il riaient eux-mêmes en voyant l'incrédulité de Twiss. Il décrit Valladolid comme "a very still, lonely, and melancholy city", épithètes qui résument l'âme de toutes ces anciennes cités de Castille la Vieille. Après avoir vu le bourg ruineux d'Olmedo, Twiss s'écarta de la grand-route pour visiter, à cheval, le château également en ruines de Coca. Toute cette région était habitée par de nombreaux troupeaux des célèbres moutons espagnols. Twiss, homme de science, s'intéresse à la technique employée par les bergers, et il cite à ce propos dix bonnes pages (pp. 72-82) du Voyageur français (volume seize) de l'Abbé de la Porte. En poussant vers la sierra, blanche de neige, qui formait depuis quelque temps le fond du tableau, Twiss arriva à Ségovie. Il s'intéressa surtout au célèbre aqueduc, que les Espagnols appelaient, et appellent à tort el Puente. Il refuse de croire à l'opinion de Diego Colemares, qui soutenait que cette construction datait, non pas de l'époque romaine, mais du temps des Pyramides. A propos de l'Alcázar, cité dans Gil Blas, Twiss affirme que ce roman est purement français, et non pas une traduction de l'espagnol. Bien qu'il eût pu nous donner ses raisons, nous pouvons dire au moins que Twiss était bien renseigné sur les problèmes littéraires de l'époque. Il visita enfin la Monnaie de Ségovie, et décrit à ce propos l'argent espagnol (pp. 84-6). Malgré le froid intense, il parle avec enthousiasme de son séjour à la Granja. Tout lui plut - la fabrique royale de glaces, le château dont il énumère les trésors artistiques, les jardins à la française avec ses "nobles" cascades, et ses belles statues, qui ne sont point inférieures aux plus belles de l'Italie (pp. 86-96). Twiss semble ignorer que beaucoup dentre elles avaient été achetées à Rome, et venaient de la collection de Christine de Sude. Etant tout récent, ce palais, prétend Twiss, n'a été décrit que par le père Noberto Caimo, dont l'ouvrage est fort rare; et Twiss, qui a connu ce prêtre singulier, analyse brièvement son livre 162 . Notre voyageur n'entra pas dans La Nouvelle Castille par le Puerto de Navacerrada, mais par le Puerto del León, où Ferdinand VI avait fait ériger la statue du lion qu'on voit encore; elle marquait l'extrémité de la belle route construite par ce monarque, qui reliait ce port à la capitale des Espagnes. Autour de Madrid, les communications étaient en effet bien meilleures que dans les autres parties de l'Espagne. Tournant à droite au village de Guadarrama, Twiss arriva à l'Escurial. Il ne comprit absolument rien à l'architecture du bâtiment, et il se moque du célèbre motif de la grille de Saint-Laurent:

"Gridirons are met with in every part of the building; there are sculptured gridirons, painted gridirons, iron gridirons, marble gridirons, wooden gridirons, and stucco gridirons; there are gridirons over the doors, gridirons in the yards, gridirons in the windows, gridirons in the galleries. Never was instrument of martyrdom so multiplied, so honoured, so celebrated: and thus much for gridirons. I never see a broiled beef-steak without thinking of the Escorial." (p. 99)

Twiss parle surtout du fatras de l'époque baroque, dont heureusement ce bâtiment ascétique a depuis été dépouillé. Comme toujours, notre philosophe se gausse du nombre - onze mille - des reliques possédées par l'Escorial, et cite, en en savourant le ridicule, tout ce qu'en dit la description espagnole publiée en 1764 (pp. 105-8). Twiss ne s'intéresse en effet qu'aux oeuvres d'art possédées par ce monastère royal, et surtout, chose assez humiliante pour l'Espagne, aux oeuvres Italiennes. Il parle longuement du Christ de Benvenuto Cellini, dont les critiques modernes tendent à rabaisser le mérite, tandis que Twiss affirme que "It is certainly the finest cross extant" (p. 103). Mais c'est surtout de "Notre Dame du Poisson" par Rafaèl, aujourd'hui au Prado, que parle Twiss. Il cite (pp. 113-129) tout ce qu'en dit un certain irlandais M. Henry, dont Antonio Ponz (Viage de España, Tome II, Carta Cuarta, pp. 173-198) avait reproduit, en traduction espagnole, les opinions. Twiss publia à la page 113 de son récit une gravure forte belle de la célèbre peinture de Raphaèl. Celle-ci fut considerée à l'époque comme un véritable chef d'oeuvre, ce qui poussa quelque lecteur probablement contemporain à en dépouiller l'exemplaire de la Rodléienne. Twiss nous donne enfin une liste des autres peintures célèbres qui se trouvaient à l'Escorial(pp. 130-138). Il proteste contre le zèle indiscret avec lequel on a, en Espagne comme en Italie, caché les parties "impudiques" des tableaux.

Après l'Escurial, notre voyageur avança jusqu'à la capitale espagnole. Il descendit à la Croix de Malte dans la Calle de Alcalá. Cet hôtel était égal aux meilleurs de l'Angleterre. Twiss rend un hommage enthousiaste au Madrid renouvelé par Charles III:

"I then walked about the town, and observed that the names of the streets were painted on the corner houses; that the houses were all numbered; that there were as many lamps as there are in the streets of London; that the paving was as regular and neat as can be imagined; and that, moreover, the streets were kept so clean that I never saw any neater, not even in the cities of Holland; whereas, ten years ago, Madrid might have vied with Edinburgh in its former state, for filthiness" (p. 140).

Le nouveau palais royal, oeuvre de Giovanni Battista Sachetti, lui sembla plus beau que tous les autres palais royaux d'Europe, même Versailles; le seul qui puisse lui être un rival sérieux, dit Twiss, était celui que le roi de Naples faisait construire à Caserta. 163 Il affirme que le seul auteur de langue anglaise qui soit entré dans le Palais Royal de Madrid est Baretti, et qu'aucun n'a décrit les peintures qui s'y trouvent. Pour combler cette lacune, Twiss se fit accompagner par un peintre espagnol, et dressa un catalogue de ces peintures, qu'il a inséré dans son livre (pp. 143-154). Il s'agit presque exclusivement de peintures Italiennes. Twiss parle ensuite du fandango espagnol et de "the fury and ardour for dancing" qui saisit les Espagnols quand ils l'entendent jouer. A titre d'exemple, il reproduit la célèbre follia di Spagna d'Arcangelo Corelli.

La seule chose qui déplût à Twiss, qui le dégoûtât même, à Madrid, ce fut la vue des restes pourris de deux criminels qui avaient été exécutés trois semaines auparavant. Ces restes, qui depuis lors avaient été clouées à des poteaux hors de la ville, étaient maintenant exposés sur un autel en pleine rue à Madrid; les passants jetaient des aumônes pour payer des messes. A propos du Teatro de la Cruz, Twiss analyse deux spécimens du théâtre espagnol, qui, chacun dans son genre, lui semblent forts dignes de louanges; El Desdén con el Desdén de Moreto, et un entremés intitulé Le Pourceau de St. Antoine (pp. 160-167). L'appendice V (pp. 375-465) est intitulé "Some account of the Spanish and Portugese Literature"; nous reviendrons sur ce que Twiss y dit en général de la littérature espagnole. Les appendices deux et trois donnent des résumés respectivement de l'histoire du Portugal et de l'Espagne. On voit que Twiss vise non seulement à décrire son voyage, mais aussi à nous présenter en un seul volume une description de toute la civilisation espagnole. Il a bien la manie encyclopédique de son époque. C'est ainsi qu'après avoir décrit Charles III et la famille royale, qu'il vit à l'église d'Atocha, Twiss nous offre de petites dissertations sur Madrid en général, sur l'organisation de la noblesse espagnole et sur les gitanos. Pour ces derniers, il suit la description qu'en fournit le volume XVI du Voyageur Français, tout en protestant contre les accusations exagérées qui s'y trouvent.

De Madrid, Twiss descendit jusqu'à Tolde, où il avait comme guide le premier volume du Viage de España d'Antonio Ponz. C'est sans doute à ce livre quil fait allusion lorsqu'il dit que "A modern Spanish author fills two hundred and thirteen pages with a description of Toledo, in which every trifle is minutely described with the tediousness of a German." 164 Le bon Antonio Ponz ne semble pas avoir compris l'allusion, car il croit toujours que Twiss l'a suivi aveuglément. Après tout l'engouement pour Tolde à la Barrès, on retrouve chez Twiss une opinion plus réaliste: "All the streets are narrow, crooked, and badly paved, and, excepting the cathedral and alcazar, there is hardly a good building in the whole city" (p. 182). Twiss décrit ces deux édifices, sans beaucoup d'enthousiasme d'ailleurs. En vue du siège de l'Alcázar pendant la Guerre Civile (1936-39), les phrases suivantes ont un certain intérêt: "The offices underground are very convenient; and the stables, which are likewise underground, are capable of containing five thousand horses" (p. 185). L'odeur ecclésiastique de Tolde provoque l'ironie de Twiss. Il nous dit, d'un ton narquois, que les maisons appartenant à l'Archevêque se distinguent par un azulejo portant l'inscription "María fué concebida sin pecado original". Quant aux reliques de la cathédrale et à son rite mozarabique, ils sont "both equally absurd" (p. 186). La description du départ de Twiss est un chef d'oeuvre d'ironie:

"I was informed that the next day there was to be a very grand procession of all the silver statues and monks in the city; but as these exhibitions were never my hobby-horse, so I left Toledo early in the morning, much to the regret of my calesseiro, who thus missed, or escaped the archbishop's blessing: as to myself, I had already had that of the late Pope, and after such a blessing I did not care to receive that of any inferior ecclesiastic" (pp. 187-8).

Aranjuez, que le roi d'Espagne faisait construire d'une façon méthodique, semble avoir fait une bien meilleure impression sur notre philosophe. Tout dans cette ville rappelait Potsdam, sauf peut-être quelques animaux étranges; des sangliers apprivoisés qui se pRomenaient dans les rues, en attendant que le roi les mangeât, des buffles importés de Naples comme bêtes de trait, et surtout une vingtaine de chameaux qui servaient au transport du bois; il estimait que l'archiduc de la Toscane possédait plus de soixante chameaux. Twiss admira beaucoup les célèbres jardins d'Aranjuez; il loue l'exactitude des gravures dans le livre intitulé Les Délices de l'Espagne et du Portugal.

Le voyage de Aranjuez à Valence dura huit jours (pp. 192-200). Dans la première appendice du livre, Twiss nous donne l'itinéraire de son voyage, en indiquant la distance et la durée des étapes. La route passait par Ocaña, Albacete, et Játiva (ou plutôt San Felipe, car Philippe V rebaptisa ainsi Játiva lorsqu'il la rasa après le siège de 1714 et la reconstruit dans la plaine). Mais Twiss ne s'arrêta guère dans ces villes. Il éprouva d'autant plus brusquement la différence entre le cLimat et le paysage de la Manche et du Levante. On avait commencé la construction d'une belle route royale qui relierait Valence à Madrid. Un tronçon d'à peu près quinze kilomètres était déjà construit; large et plat, il sortait de Valence en ligne droite. Cette route était donc déjà supérieure au chemin célèbre qui reliait Rivoli et Turin. La campagne autour de Valence est "délicieuse", dit Twiss, la ville elle-même très prospère. Il en admire les beautés, mais, tandis qu'il loue certaines églises, comme San Juan del Mercado et Santa Catalina Nueva, il affirme que la cathédrale "n'a rien de remarquable" (p. 206); ce n'est que récemment que les archéologues ont compris tout l'intérêt de ce bâtiment curieux. 165 Twiss fit une excursion à Murviedro; il décrit les ruines de Sagunte (pp. 207-8)

Notre philosophe est, nous l'avons vu, d'un encyclopédisme que rien n'effraie. Il se met donc à faire de la philologie à propos du dialecte valencien. Il ne put acheter que trois pamphlets écrits dans cette langue:

1. "Rondàlla de Rondàlles, a imitació del Cuento de Cuentos de

Quevedo, y de la Historia de Histories de Don Diego de Villaroel Torres, composta y treta a llum per un curiòs appassionat a la Lengas Llemosina" 1769.

2. Une description en prose mesurée de la fête du Corpus. Twiss en cite des exemples et dresse une liste de mots pour prouver la ressemblance du valencien avec le français (pp.200-1).

3. Un livre de 44 pages, écrit en 1574, et réimprimé en 1765, intitulé Louanges des langues hébraïque, grecque, latine, castillane, et valencienne. Twiss remarque, avec une certaine malice, que l'auteur donne la préference au valencien. Il est intéressant de noter que le valencien n'avait pas perdu son caractère littéraire au 18e siècle aussi complètement qu'on l'a dit.

En piquant vers le sud, Twiss arriva par Cullera, Gandía et Sax, à la ville d'Alicante, située au milieu d'une campagne extrêmement luxuriante. Quel contraste avec l'île aride de la Nueva Tabarca, où Aranda avait, en 1771, créé une colonie de quatre cents espagnols, rachetés à cet effet de l'esclavage musulman! Twiss visita cette île, qui se trouve presque en face d'Alicante; les colons étaient dans le plus noir désespoir, et regrettaient les beaux temps de l'esclavage (p. 219).

Twiss décrit en quelques lignes l'église d'Elche, mais il ne dit mot du curieux mystère dont cette ville a conservé la tradition. Il avait l'intention de rendre visite à Elche au célèbre Jorge Juan, qui, avec Antonio de Ulloa, avait écrit une description de l'Amérique dont la traduction anglaise obtint un si gros succès. Mais il renonça à son intention, car Jorge Juan était malade; il devait mourir quelques semaines plus tard.

Twiss décrit en deux pages les beautés de Murcie, dont cependant l'attrait principal était pour lui une certaine demoiselle qui, comme nous le verrons plus tard, devait inspirer à notre littérateur dilletante deux petites oeuvres poétiques:

"During my short stay in Murcia, I spent every evening at the house of Doña Teresa Piña y Ruiz; that lady and her daughter were so obliging as to assemble all their musical acquaintance, themselves singing tonadillas and sequidillas in a far superior manner than I had ever heard them sung before; the young lady had made a great progress in the study of music, and accompanied herself with the harpsichord and guitar, as perfectly as a possessed mistress of the science, so that it was with the greatest regret that I parted from that amiable family, which I did on the 8th of May, and after travelling seven leagues, I arrived the same day at Carthagena" (p.223).

Dans ce grand port militaire, Twiss fut frappé par la vue des malheureux esclaves Arabes qui, au nombre de deux mille, faisaient à l'arsenal les travaux les plus rebutants. Parmi les bâtiments de guerre, notre anglais cite un monstre armé de cent quatorze canons; ce fut la Santísima Trinidad, qui devait trouver une fin tragique à la Bataille de Trafalgar.

La ville de Lorca se trouvait près de la limite entre le Levante et l'Andalousie. La route de Lorca à Grenade est encore aujourd'hui une des plus tristes de toute l'Espagne. Le paysage est aride, les bourgs, même Baza et Guadix, vivent dans la misère la plus sombre. Au temps de Twiss, cette route, qui était malgré tout importante, car elle reliait deux régions opulentes, était surveillée par de nombreux bandits qui habitaient les montagnes voisines. Twiss put se faire accompagner par un soldat de la garnison de Lorca. Pendant les cinq jours que dura cette étape, plusieurs groupes de bandits se présentèrent, mais aucun n'osa attaquer le convoi. De Grenade à Cordoue, Twiss obtint également la protection d'un soldat. En parcourant ces routes sauvages de la Sierra Nevada, notre philosophe put goûter ce que nous entendons par l'Espagne romantique, ou plutôt l'Espagne des Romantiques.

La ville de Grenade, bien qu'elle fût alors une des plus grandes de l'Espagne, ne lui plut point. Elle était sale et misérable, et ne possédait ni beaux bâtiments ni peintures. Même la merveilleuse cathédrale n'attira point le voyageur anglais; il est vrai qu'on venait de l'"orner" d'une masse de fatras baroque. Mais quant à l'Alhambra, à ses salles, aux panoramas qu'on en découvre, et à ses jardins, Twiss s'y intéressa vivement, et sous l'espèce de catalogue dont sa description prend la forme, on voit poindre le ton lyrique des romantiques. Une gravure très longue - elle se plie en cinq sections - nous donne une vue d'ensemble de la crête où se trouve l'Alhambra. Elle est copiée d'une de celles que faisait Don Diego Sánchez. Twiss rencontra à Grenade cet artiste, qui y avait été envoyé par l'Académie Royale de Madrid pour faire une série de plans, d'élévations, et de gravures du plus beau des palais Arabes. Il devait en sortir un volume "unique dans son genre" (pp. 245-6).

Twiss poussa jusqu'à Cordoue, par Loja, Ecija, et la Carlota, village que, comme la Carolina dans la Sierra Morena, le roi Charles III, Carolus en latin, avait colonisé avec des allemands du Palatinat.

La Mosquée de Cordoue est, nous dit Twiss, "unique dans son genre" (251), mais il ne semble guère la trouver belle; "the whole is such a scene of confusion, as renders it very difficult to be described so as to give any tolerable idea of this church" (p.252). Au contraire, le Patio de los Naranjos lui semble très joli. Ce qui lui plut surtout à Cordoue, ce fut sa société aristocratique et ses tertulias quotidiennes, qui en rendait le séjour si aimable. Twiss assista aux jours de la Marquise de Villaseca, du Comte de Gabia, etc.; il y trouva une liberté dans la conversation qui lui sembla bien préférable à "that obstinate shyness and reserve, which are so disagreeably peculiar to the English nation in general" (p. 254).

Twiss revint sur ses pas jusqu'à Ecija. La route passait au milieu de champs de coton. Avant de continuer vers Málaga, notre anglais renvoya son domestique français, en lui donnant assez d'argent pour le voyage jusqu'à Lisbonne. Par Antequera il gagna lui-même Málaga, dont il admira beaucoup la cathédrale, qui est "one of the handsomest and neatest in Spain" (p. 260). Il aurait donc dû admirer celle de Grenade, qui est dans le même style. Il passa quatre jours à Alhaurín dans la maison de campagne d'un marchand anglais, et fit une excursion à Cártama où, en 1750, on avait découvert un temple antique. Twiss fit le voyage de Málaga à Gibraltar non pas par la côte, mais par Ronda, car il désirait voir cette ville, ou plutôt l'assiette fantastique de ce nid d'aigles. L'étonnement de Twiss devant cet abîme béant est bien de l'époque. Il nous dit qu'une femme était tombée d'en haut, et que, par la pression de l'air, son corps avait éclaté avant qu'elle n'arrive au fond, "so that her bowels came out" (p.266). Twiss descendit par San Roque à Gibraltar. Il dût bientôt changer d'hôtel, car celui qu'il avait choisi était fort sale; pour la première fois dans la Péninsule, il trouva son lit plein de puces. Cependant le Peñón avait pour lui beaucoup d'objets d'intérêt, bien que la ville elle-même fût, à cause des conditions dans lesquelles elle se trouvait, de même qu'aujourd'hui, plutôt laide et sale. Le passage suivant est curieux:

"I observed some officers playing at golf on the sands, in the same manner as I had seen that game played on the Links (a heath near Edinburgh)" (p.272).

Twiss voulait faire une petite excursion au Maroc. Il n'eut pas de chance. Ayant traversé le détroit, il visita Ceuta, qui ne présentait guère d'intérêt, étant surtout un bagne espagnol. Il prit un bateau jusqu'à la baie de Tetuán, mais le bateau ne put aborder à cause du mauvais temps, et dut se réfugier à Gibraltar. Le lendemain Twiss retourna dans le même bateau à la baie de Tetuán. Cette fois il put débarquer. Il savait qu'il ne pouvait pas entrer dans Tetuán même, car, un matelot genevois y ayant par acCident tué une femme mauresque, le Sultan en avait expulsé tous les Européens, même les consuls, et en défendait l'entrée à tous les étrangers excepté aux juifs. Mais Twiss dut renoncer à tout voyage en Afrique, car, par un nouveau décret, il était prohibé aux étrangers de pénétrer à l'intérieur du continent. Les réactions de Twiss sont intéressantes:

"This information at once blasted all my hopes of seeing the manners and customs of these people, which was the more vexatious, as they totally differ from those of the Europeans. All my fine schemes of riding on camels, seeing the court of the Emperor of Morocco, associating with the Jewish ladies, etc., were dissolved and vanished." (p. 276).

Fâché d'avoir ainsi traversé le détroit inutilement quatre fois, Twiss retourna à Gibraltar. Il s'est servi comme oeuvre de référence pour tout ce qui concerne cette région de la History of the Straits of Gibraltar, par Thomas James (1771), dont les gravures sont de toute première qualité.

Le voyage de Gibraltar à Cadiz, par Chiclana, dura quatre jours. Ce qui fit la plus grande impression sur Twiss à Cadiz ce fut le Théatre Français où il vit jouer une traduction de Zayde. 166 "I esteem it to be the most magnificent and best furnished with actors of any French theatre out of France". Le Théatre Français de Cadix est supérieur même à ceux de la Haie, d'Amsterdam, de Bruxelles, de Berlin, de Dresde et de Vienne (p. 280). Il y avait également à Cadix une opéra Italienne, où Twiss vit jouer La Locanda. Après le théatre, tout le monde se rendait au paseo connu sous le nom de la Alameda, où l'on se pRomenait de onze heures et demi jusqu'à minuit. L'attention de Twiss fut attirée par la mode des femmes de s'attacher des vers luisants aux cheveux, ainsi que par le nombre de courtisanes. Cadiz "is the only place in Spain where I found such bare-faced licentiousness and libertinism" (p. 281). Twiss rappelle que l'opulent Gades des Anciens était déjà célèbre par la license de ses moeurs (p. 285). Quant au commerce de Cadix, Twiss reproduit (pp. 282-3) ce qu'en dit le volume seize du Voyageur Français. Une des attractions artistiques de Cadix sont les peintures de Murillo. Twiss en vit plusieurs; il cite surtout "Saint Sébastien et un ange", à la Cathédrale, "Les Epousailles de Sainte Catherine", au couvent des Capucins, et la "Sainte famille" qui se trouvait chez le Marquis de Pedroso. De ce dernier tableau, Twiss dit "I esteem this to be the best picture I ever saw painted by a Spaniard" (p. 285). Que Twiss ait préféré Murillo à tous les autres peintres espagnols est un exemple du goût de l'époque. Twiss rappelle le père Labat qui, dans le premier volume de son Voyage en Espagne et en Italie, dédie deux cents pages à la description de Cadix, et cite la théorie d'un historien qui soutenait que cette ville était le Tarsis des Anciens. Ce problème commençait donc à agiter les esprits. On n'en a jamais trouvé la solution (V. Adolf Schulten, Tartessos, Hambourg, 1922). Malgré sa richesse traditionnelle, "all the streets in Cadiz are narrow, crooked, badly paved and filthy" (p. 287). Le dimanche 25 juillet, Twiss traversa la baie en bateau pour voir un combat de taureaux à Puerto de Santa María. Il nous donne de ce "sport" une longue description qu'il illustre avec une grande gravure. L'attitude de Twiss suggère déjà celle de Blasco Ilbáñez, qui décrit les spectateurs des combats de taureaux avec une phrase célèbre: "Rugía la fiera, la verdadera, la única." Ce qui dégoûta le plus notre anglais, ce fut l'attitude des femmes:

"If women acted consistently, it were to be wondered at how those who would either faint, or feign to faint at the sight of a frog; a spider, etc., can delight in spectacles so barbarous as these are, where they are certain of seeing a number of bulls expire in agonies, horses with their bellies ripped open, men tossed on the beasts' Horns, or trampled to death, and every species of cruelty exhibited; but as they do not act consistently, the wonder ceases: the greater the barbarity, and the more the bloodshed, the greater enjoyment they testify, clapping their hands, waving their handkerchiefs, and halooing, the more to enrage the bull. I have seen some women throw handfuls of nuts into the arena of the combat, in hopes of causing the men who fight the bull on foot to fall over them" (p. 289).

Twiss observa que pendant le spectacle presque tous les hommes fumaient des cigares qui semblent avoir été pour Twiss une nouveauté, puisqu'il met en italiques le mot segars (orthographe curieuse, à côté du cigar moderne). Quant aux cigarettes, elles sont pour notre anglais une particularité de l'Espagne. "Many Spaniards smoke tobacco shred fine and wrapt up in a small piece of paper, which they light: this method of smoking they call chupar tabaco en papel" (p. 297).

Twiss fit une excursion à Jérez. Il voulait voir les peintures de la Chartreuse voisine, mais quand il y arriva, tous les moines faisaient la sieste. Twiss ne voulut ni les réveiller ni attendre jusqu'à ce qu'ils se réveillassent d'eux-mêmes.

Il profita davantage de son excursion à Seville, qui était alors la ville la plus grande de toute l'Espagne, bien que sa population (plus de cent vingt mille) ne fût même pas la moitié de ce qu'elle avait été auparavant. C'était aussi la ville la plus riche en palais et en "conspicuous buildings" (p. 303). Twiss décrit longuement, mais sans inspiration, toutes les beautés de Sville. Il dresse un catalogue des peintures les plus célèbres qui se trouvent dans cette ville. Nous nous intéressons cependant plutôt à ses rapports avec la société de la capitale andalouse, surtout avec Don Pablo de Olavide, qui, à titre d'intendant général de l'Andalousie, habitait le célèbre Alcázar, et avec don Antonio de Ulloa, dont il a été question à propos de Jorge Juan. Twiss prit un bateau jusqu'à Sanlúcar de Barrameda, d'où il rentra par terre à Cadix. Il y séjourna encore quelque temps.

Le livre se termine par des renseignements disparates et curieux sur la vie en Espagne. Twiss s'embarqua le 6 septembre pour l'Angleterre, où il arriva le 29 du même mois.

Peut-on parler de l'hispanophilie de Twiss? Pour les monarchies péninsulaires, notre philosophe n'a pas la moindre sympathie. Cela se voit facilement en consultant les résumés de l'histoire du Portugal et de l'Espagne qui constituent les appendices deux et trois de ce livre (pp. 347-354 et pp. 355-366). Twiss se moque de l'admiration pour son roi Joseph exprimée par l'historien Portugais contemporain qui parlait de "our august monarch, who in military campaigns will terrify the most distant cLimates of the universe with the echo of his valour" (p. 354); et de la loyauté fanatique d'un écrivain espagnol de l'époque qui disait de son roi Charles III:

"we must serve, fear and love him with a fine affection, by the sight; by the hearing; by the smell; by the taste; by the feeling; by the tongue; by the understanding; by the fancy; by the imagination; by the thinking; and by the remembrance" (p. 366).

De même, la vénération pour le premier roi du Portugal, Affonso I, est mise en ridicule (p. 347). Il va sans dire que Phillipe II est un "barbarous monarch" et le duc d'Albe "the no less barbarous duke" (p. 362-3). Le défaut le plus grave des monarchies péninsulaires est d'avoir été la main droite de l'église catholique. Twiss dit avec beaucoup d'ironie du roi Jean III de Portugal:

"The most memorable action that I find recorded of this monarch is, that as he knew that Saint Thomas preached and died in the East Indies, he ordered the viceroy to make enquiries concerning the place of his sepulture, and concerning the particulars of his life" (p. 350).

En effet, la cause principale de l'incompréhension de Twiss pour la culture espagnole est son antipathie, ou plutôt son mépris, son indifférence railleuse envers toute la tradition catholique. La famille de Twiss était d'origine irlandaise, mais établie depuis longtemps aux Pays-Bas. Ils étaient commerçants. Ils laissèrent à Richard la fortune considérable qui lui permit de voyager. La tradition irlandaise était complètement éteinte chez notre philosophe, comme l'on voit dans ses Travels in Ireland; il avait la mentalité typique des riches marchands Hollandais. Il se moque presque à chaque page, comme nous l'avons vu, du catholicisme espagnol, qui, autrefois terrible, n'était alors que ridicule. L'inquisition, dit Twiss, n'a perdu son pouvoir féroce qu'assez récemment. Dans le premier volume de ses Miscellanies (1805, pp. 119-159), il nous donne, sous le titre de "The inquisition", une description des horreurs commises par le Saint-Office de Grenade vers 1730. C'est dans la plus belle tradition de la légende noire. Il est possible que Twiss soit devenu plus violemment anticlérical après la Révolution Française.

Nous avons vu également que Twiss est indifférent à l'art espagnol. L'Escurial est selon lui, "a square quarry of stone above ground" (p. 100). Dans la mosquée de Cordoue règne la confusion la plus complète. Twiss ne s'enthousiasme vraiment que pour le Palais Royal de Madrid, oeuvre d'un Italien, et qui n'a rien d'espagnol. Quant à la peinture, Velázquez et el Greco sont à peine nommés. Le plus grand peintre espagnol est Murillo! En réalité, Twiss ne s'intéresse en Espagne qu'à la peinture Italienne, dont le plus bel exemple est "Notre Dame du Poisson" de Raphael. Twiss parle quelquefois de la musique espagnole, mais il lui reproche son caractère trop sensuel.

Non pas que ce philosophe soit un puritain. Loin de là, il y a chez lui un certain esprit gaulois qui s'étale dans ses observations grivoises sur la littérature espagnole. Il prétend nous en donner un résumé dans la section V de l'Appendice (pp. 375 ss), mais en réalité il n'en connaît que des bribes. Il cite ce que dit Voltaire dans son Essai sur la poésie épique des Lusiades et de l'Araucana, qui est jugée supérieure à l'Iliade. Quant à Cervantès, Quevedo, et Feijoo, Twiss n'en parle pas, puisque ces auteurs étaient très connus en Angleterre. Quant au reste de la littérature espagnole, Twiss ne connaît que ce qu'il a pu lire dans les livres qu'il a achetés à Madrid, notamment dans les volumes du Parnaso Español, publiés à partir de 1768. Twiss admire la littérature espagnole, mais il affirme qu'on n'en connaît qu'une petite partie, la crainte de l'inquisition ayant empêché la publication de beaucoup de chefs d'oeuvre. Naturellement, il faut écraser l'infâme! En réalité cette admiration un peu cabalistique de Twiss pour la littérature espagnole est assez gratuite, puisqu'il en ignore complètement plusieurs aspects. Caldern n'est même pas nommé, et la poésie religieuse est l'objet d'un mépris déclaré. Du volume cinq du Paraso Español, dédié à la poésie religieuse, Twiss dit "The fifth volume is ornamented with the portraits of Fray Luis de Leon, and el Conde de Rebolledo, and contains nothing but what is called sacred poetry" (p. 419). Il en cite des exemples pour prouver l'absurdité de la poésie religieuse espagnole.

Qu'entend-on donc par l'hispanophilie de Twiss? Le point principal, c'est qu'il aime les Espagnols en tant qu'hommes. Il se moque de toutes leurs activités, mais il les trouve très sympathiques. C'est le mot juste. Nous l'avons vu dans sa péroraison, où il parle du "kindness" des Espagnols, et dans sa description de la société grenadine, dont il préfère l'affabilité à la roideur anglaise. Il faut admettre que cette vue est très superficielle. L'amabilité espagnole n'a toujours été qu'une couche assez mince recouvrant une âme violente. La nature profonde du caractère espagnol peut être admirable ou ne pas l'être. L'essentiel est que Twiss ne l'a pas vue, car il n'a pas été vraiment en contact avec les Espagnols. Les voyageurs anglais en Espagne étaient une rareté à l'époque. Twiss avait d'ailleurs, à cause de sa famille et de sa fortune, des relations partout. Il est donc tout naturel que la colonie anglaise de chaque ville l'ait fêté lors de son passage. Il est en grande partie redevable aux anglais des agréments de son voyage. C'est sans doute à eux également qu'il doit d'avoir pu pénétrer dans des familles espagnoles. Son souvenir le plus agréable à cet égard sont les rapports qu'il a eux à Murcie avec la famille de Doña Teresa Piña y Ruiz. Deux ans après son voyage en Espagne, Twiss, se trouvant en Irlande, où il s'ennuyait mortellement, composa son Heroic Epistle from Donna Teresa Pinna ÿ Ruiz, of Murcia, to Richard Twiss. (Dublin, 1776) dans laquelle cette dame lui rappelle du fond de son abandon les belles soirées qu'ils ont passées ensemble. B.B. Woodward se trompe lorsqu'il dit 167 que Twiss l'écrivit pour répondre à la mauvaise réception que les Irlandais avaient donné à son Tour in Ireland in 1775, qui n'est paru qu'après la première édition du Heroic Epistle. L'assertion de Woodward n'est vrai quà propos de la réponse publiée en 1776, "An Heroic Answer, from Richard Twiss, Esq., F.R.S. at Rotterdam; to Donna Teresa Pinna ÿ Ruiz de Murcia." Il sagit de deux poèmes burlesques dans lesquels Twiss compare les qualités des femmes espagnoles avec les défauts des irlandaises. Voilà somme toute l'attitude de Twiss envers les espagnols - il les aime beaucoup, mais il est incapable de les prendre au sérieux.

Nous avons observé qu'il est curieux que cet hispanophile soit précisément un homme de science. D'un côté, cela est tout naturel, car, bien qu'il se moque de toute la science espagnole, il est heureux, étant surtout zoologue, de trouver en Espagne une quantité d'espèces qu'il n'avait point vues ailleurs. Il insère de petites leçons de zoologie au milieu de son récit. Il puisa surtout un très grand plaisir dans la vue de ces énormes lézards multicolores qui abondent dans la Péninsule.

En effet, voilà ce que veut Twiss - du nouveau! Nous voyons déjà en lui cette espèce d'ennui qui devait pousser les hommes à chercher du nouveau dans les pays exotiques. Le voyage de Twiss de Lorca à Grenade donne le ton de ces voyages en Espagne qui devaient faire fureur à l'époque romantique. Les sentiments avec lesquels notre philosophe envisage la possibilité d'un voyage en Afrique sont, nous l'avons vu, du plus pur romantisme. L'esprit romantique inspire également les gravures du livre. Prenons la série des quatre qui se trouvent en face de la page 38. Dans les trois premières nous avons des châteaux fantastiques - ceux d'Alcobaça, d'Almanza, et de Sax - dont les ruines sont perchées sur des pics de montagne. En bas, nous avons une vue de l'abîme imposant sur lequel se penche la célèbre ville de Ronda. Remarquons enfin que Twiss emploie le mot romantic pour décrire la Relation de Mme DAunois (p. 367).

Cette soif de nouveautés lointaines est la contre-partie de cette lassitude des choses françaises qui se fit remarquer dans toute l'Europe pendant les décades qui précédèrent la Revolution française. La France, l'Angleterre, l'Espagne forment comme une espèce de triangle fatal. Les Français qui admirent l'Angleterre méprisent l'Espagne. C'est le cas, par exemple, de Voltaire et de Mariana. Les Espagnols qui haïssent la France sont beaucoup plus conciliants envers l'Angleterre. C'est de cas d'Antonio Ponz. Enfin les Anglais qui sont bienveillants à l'égard de l'Espagne rejettent avec impatience les prétentions françaises à l'hégémonie intellectuelle de l'Europe. C'est ce que fait Twiss, quand par exemple il dit que le Palais Royal de Madrid est le plus beau d'Europe (p. 142).

"In the sixteenth volume of le Voyageur Français, published in Paris in 1772, is the following ill natured passage concerning this palace, which will serve to show how the French in general despise everything out of France, unless it should happen to be the performance of a French artist. Indeed there are no nations which so cordially hate each other as the Spanish and the French....(p. 143). How much more justly could a Spaniard criticise on the wonderful palace of Versailles, as the French style it. When I was there in 1768, the statues in the gardens were broken and tumbled down, the waterworks were incapable of being played: grass grew between the crevices of the grand marble steps: the paintings in the palace were mouldering away; the looking-glasses were broken, and spiders spun undisturbed by hostile brooms".

Il est vrai que l'esprit de Twiss ressemble beaucoup à celui des philosophes français. Mais il avait été élevé dans les Pays-Bas, où la francophobie était depuis longtemps à l'état endémique.

Le livre de Twiss eut un gros succès. Dr. Johnson le jugea "as good as the first books of travels you will take up." Il eut deux éditions anglaises (Londres, in 4, 1775 et Dublin, in 12, 1775) et fut traduit l'année suivante en français et en allemand. Inspiré par cet accueil, Twiss publia en 1776 son Tour in Ireland in 1775 qui eut un succès de scandale. Ce livre eut plusieurs éditions, et provoqua à propos de l'Irlande une polémique semblable à celle qui sévissait autour de l'Espagne. Les Irlandais, non contents d'écrire des réponses, donnèrent le nom de Twiss à un certain objet quen France on appelle une tinette. Notre voyageur s'en découragea un peu, et s'adonna sans succès à l'activité littéraire et industrielle. En 1792, cependant, il entreprit un voyage en France, et décrivit ses impressions de la Révolution dans un nouveau livre, A Trip to Paris in July and August, 1792 (1793, Londres, in-8, et Dublin, 2 vols. in-12). Twiss mourut, presque oublié, en 1821.

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Notes

156 Voir article "Richard Twiss" par B.B. Woodward, dans le Dictionary of National Biography, Vol. XIX, pp 1319-20.

Gentleman's Magazine, 1821, i, 284 (notice nécrologique) Georgian Era, iii p 465. Annual Biographical and Obituary, 1823, pp. 446-50.

157 p. 338

158 pp. xxi-xviii

159 "Chess", 1787, vol. 2 1789. Voir articles dans Richard Twiss, "Miscellanies", vol. 2, 1805.

160 Préface, pp. i-ii

161 Twiss (p. 368) donne comme date de cet ouvrage 1760. Il aurait dñ dire 1762. D'ailleurs il aurait bien pu citer la célèbre édition de 1770, louée par Samuel Johnson (Voir "Letter to Hester Thrale of 2oth July, 1771").

162 pp. 96-7. Voir p. 3 de ce chapitre.

163  pp. 140-142 V.

164  pp. 183-4. Chose curieuse, j'avais moi-même fait cette comparaison évidente d'ailleurs (Bulletin of Spanish Studies), XIII (1936), pp. 115-131.

165 Voir Lavedan, "L'architecture gothique religieuse en Catalogne, Valence et les Baléares".

166 Cette pièce de Jean de la Chappelle (1681) est presque oubliée aujourd'hui. C'est l'histoire de deux jeunes amoureux de Grenade à l'époque des Maures. Pour une description détaillée, voir Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature (Johns Hopkins Press, 1940), Vol. I, pp. 202-205.

167 Dictionary of National Biography, XIX, p. 1320.


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